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dimanche 19 avril 2020

Désert solitaire de Edward Abbey

traduit de l'américain par Jacques Mailhos (Gallmeister)


Vous connaissez peut-être les déserts de l'Utah et les grands canyons. Ce sont les décors réels d'innombrables western hollywoodiens qui ont nourri la mythologie US.
Que diriez-vous de vivre en temps réel le vertige de ces grands espaces, la soif animale qui vous saisit quand vous explorez les dédales des canyons.
Un homme a mis tout ça dans un livre autobiographique aux descriptions envoûtantes. Il s'appelle Edward Abbey. C'est l'écrivain culte du Nature writing et de la contestation au capitalisme.

Edward Abbey est rancher saisonnier dans un Parc National de l’Utah. Il vit dans une petite caravane, s’occupe du flux de touristes et surveille son vaste domaine. Il a du temps pour explorer ce paysage de canyons, de mesa, de déserts où coule le Colorado.

Le narrateur commence sa semaine le jeudi, il doit tout mettre en place pour accueillir les visiteurs du week-end. Le lundi, ramasser les poubelles, faire un tour pour ramasser les déchets, comme les kleenex pris dans un cactus.



« Je jette un oeil aux poubelles pour vérifier qu’aucun écureuil ne s’y est fait prendre au piège. »



 Le mardi et le mercredi, jours de congé. Il va à Moab, ville de 5000 habitants qui vit de la manne de l’uranium, il fait ses courses et revient sans regret vers la solitude et sa caravane de tôle ondulée. Où on apprendra que le serpent indigo est l’ennemi utile des serpents à sonnette, qu’il élimine ou fait fuir systématiquement. L’homme se verrait bien continuer plusieurs saisons de cette vie-là, avec « cette sensation de temps ample qui vous permet de laisser vos pensées errer jusqu’au bout du monde avant de les reprendre. » Le mot stase revient souvent.

L’odeur du genévrier qui brûle est la plus belle odeur du monde. La fragrance de la sauge après la pluie. Des nuages noirs qui traversent les champs d’étoile. Un lever de soleil écarlate veinulé d’or exulte derrière le Rocher...


Une abeille dans une fleur de cactus y reste jusqu’à l’heure de la fermeture, le corps poudré de pollen, îvre d’un nectar sans nul doute merveilleux.



Mais un soir, des géomètres troublent sa quiétude. D’ici trois ans, une route bitumée remplacera la piste caillouteuse qui limitait l’afflux des touristes. L’écrivain imagine des endroits sauvages qui vont devenir accessibles à tous, tourisme de masse, caravanes collées les unes aux autres. Il fait l’éloge de ceux qui venaient à pied, qui faisaient l’effort de randonner.

Après avoir proposé des solutions alternatives au tourisme industriel, il narre la ruée de l’uranium dans la région, entre petits prospecteurs et grandes compagnies qui achètent les meilleurs domaines. On pense au gaz de schiste quarante ans plus tard... Puis il transpose un fait divers sordide en histoire mythique. Nous aurons longtemps en mémoire cet enfant brûlé par le soleil, accroché à un tronc d’arbre sur le fleuve de boue rouge. Il enchaîne avec une transhumance en compagnie d’un vieux cow-boy hanté par la crise cardiaque. Pousser le troupeau, aller chercher les vaches égarées dans les défilés, les tirer des sables mouvant...



Un jour, Edward Abbey remarque les empreintes d’un cheval. Seul, sous le cagnard, il essaie d’amadouer un grand cheval borgne devenu fou et sauvage qui refuse la compagnie des hommes. Il finit par abandonner et laisse le grand animal mythique à sa solitude.

Il définit ce que sont les sables mouvants, un mélange de sable et d’eau. Un homme ne s’y engloutit pas mais peut rester bloqué à partir de la taille.

Il continue d’observer la nature par grosse chaleur, la faune qui se protège, le vol des rapaces dans le firmament.

L’écriture est visuelle et nomme les choses avec gourmandise, engoulevent, yuccas, calcédoine, cornéliane, cryptocristalline, chrysobéryl, grenatite.



« Seul dans le silence, je comprends un instant la terreur que le désert primal suscite chez de nombreuses personnes. »



Avec un ami, ils descendent Glen Canyon sur une portion qui va bientôt disparaitre à cause du futur barrage. C’est une description enchantée sur le cours d’eau entre les parois et les alcôves sombres du grand canyon, à se nourrir de poissons-chats, se réfugier sous l’ombrage des peupliers, boire aux sources moussues et « la splendeur toujours recommencée du ciel, des falaises, des mesas. »



Une autre fois, lui et les rangers recherchent un touriste de 60 ans qui s’est perdu...

« Mourir seul, sur la roche, au bord de l’inconnu comme un loup, comme un grand oiseau, me paraît vraiment très chanceux. Mourir à l’air libre, sous le ciel, loin de l’insolente interférence des sangsues et des prêtres... Il y a en chacun de nous l’indicible conviction du bon débarras. Son départ fait de la place pour les vivants. » 



Cela restera un intense souvenir de lecture où le cerveau se retrouve imprégné d’un décor sculpté par le temps : un fleuve de boue rouge qui dévale un canyon après des pluies torrentielles, un cheval borgne et fou, le vol des rapaces dans le firmament, deux hommes qui descendent le Colorado en bâteau pneumatique. Tout ça dans les vastes puits d’espace ou dans les alcôves sombres, les immenses arènes, les rocs vertigineux, les arches, les ponts, les cuvettes, les chaos d’éboulis, les ravines, les crevasses. L’écriture prouve qu’elle peut être plus puissante que n’importe quelle photo.

L’autobiographie date de 1968. Edward Abbey constate déjà les premiers méfaits de la culture capitalistique de son pays. Bientôt les pistes seront goudronnées pour permettre aux touristes de venir et polluer en masse. Ce testament d’un monde oublié, d’une réalité physique et paysagère où nous n’irons jamais. Mais nous pouvons lire et relire à plus soif les magnifiques pages de Désert Solitaire...

lundi 23 décembre 2019

Fredric Brown La fille de nulle-part



Éditeur : PAYOT ET RIVAGES (03/09/2008)

Quelle fin ironique qui met le sourire aux lèvres !
Bon, je le savais, j’étais venu sur Babelio pour savoir si je me plongeais dans ce livre un peu chiffonné trouvé dans une boîte à livres. 
J’ai lu tout le roman en me demandant quelle surprise allait se produire. Et c’est délicieusement agréable de se faire avoir.

Georges Weaver vient d’arriver à Taos pour se reposer, peut-être peindre, selon les conseils de son docteur. Il sort de clinique de repos après un burn out. 
Luke Ashley, un journaliste indépendant, lui parle du meurtre de Jenny Ames il y a 8 ans dans une maison isolée. 
Weaver peut louer la maison perdue en plein désert pour presque rien .  

Nous voyons petit à petit monter son obsession pour le meurtre, bien influencé par Ashley qui voudrait qu’il écrive un article. Il interroge Pépé Sanchez, 10 ans à l’époque, l’unique témoin oculaire du meurtre: il a vu Jenny Ames s’enfuir de la maison...Ensuite, le shérif de l’époque ne fait pas son travail, le corps ne sera retrouvé qu’après le départ du locataire  de la maison, Charles Nelson. 

Weaver va consulter les journaux de l’époque et fait la connaissance du localier Callahan avec qui il boit quelques verres. 
Les jours s’écoulent. Weaver boit trop. Il le sait. Il se le dit à lui-même car nous voyons tout selon son point de vue. 
Il pense à sa vie d’avant: agent immobilier, obsédé par l’idée de gagner beaucoup d’argent, il travaillait trop. Il pense à sa femme, Vi, décrite comme une mégère. Il regrette de s’être marié avec elle. Elle passe ses journées à écouter sa radio insupportable tout en lisant des romans photo et suçotant des bonbons qui lui ont fait prendre 18 kilos. Ils ont deux petites filles. 

Dans les 100 premières pages, nous arrivons à nous intéresser au quotidien morne d’un loser déprimé qui essaie de faire un peu d’aquarelle. Car il y a cette histoire parallèle de meurtre commis par un homme solitaire qui a attiré une jeune femme chez lui. Malgré le peu d’indices laissés, à force d’entrer en obsession, de rencontrer les personnes mêlées de près ou de loin, , Weaver finit déterrer des bribes de vérité. 

Des tableaux aux paysages tourmentés retrouvés dans une remise. 
Un mot sur une lettre qui tombe en miette, un nom de ville, Barton...

Même si j’ai trouvé le style un peu plat, je suis content d’avoir lu La fille de nulle-part. Je vois deux niveaux de lecture : le roman policier de gare où un alcoolique sur la mauvaise pente finit par trouver Une vérité, et puis la belle surprise technique de la fin ou d’autres vérités émergent. C’est peut-être le chef d’oeuvre de Fredric Brown comme je le lis un peu partout, mais on peut aussi imaginer ce que Thompson ou Westlake aurait fait de cette histoire...

samedi 21 décembre 2019

Nous sommes tous des vendeurs


Daniel Pink Convainquez qui vous voudrez


 L’étonnante vérité sur notre capacité d’influence. 

( To Sell is Human: The Surprising Truth About Moving Others. )

Un bouquin qui motive !
En analysant son emploi du temps des semaines précédentes, Daniel Pink réalise qu’il passe 60% de son temps à vendre quelque chose, ou bouger les autres, qu’il s’agisse de réserver un billet d’avion coté hublot ou convaincre son fils de 9 ans de prendre une douche après le sport. 

Il lance alors un sondage sur un échantillon représentatif de personnes en posant plusieurs questions. Notamment celle-ci:
 “Quel pourcentage de votre travail consiste-t-il à convaincre ou persuader des gens de renoncer à quelque chose qui a de la valeur pour eux en échange de quelque chose que vous avez ?"

Au sens large, ça pourrait être un médecin qui essaie de faire renoncer un patient à la malbouffe en échange d’un meilleur comportement consistant à manger plus de légumes.

Daniel Pink arrive à cette conclusion: les gens passent leur temps à vendre. Exemple, en ce moment, moi qui tape ce résumé du livre pour un billet de blog. Je vends ma lecture pour essayer de vous convaincre que ce livre est génial et mérite d’être lu. 

« C’est aussi ce que fait un bon professeur d’algèbre. En début d’année scolaire, les élèves ignorent presque tout du sujet. Mais l’enseignant s’efforce de les convaincre de renoncer à des ressources - temps, attention, efforts - et s’ils le font, ils s’en trouveront mieux à la fin de l’année qu’au début. »

Avec l’essor du web, les dix ans qui viennent de s’écouler ont plus changé le monde de la vente que les soixante années précédentes. On est passé du modèle du petit représentant de commerce, le commis voyageur, à la vente possible pour tous (Leboncoin, Etsy...).

 La relation entre le client et le vendeur n’est plus asymétrique : désormais le client a pu collecter des renseignements, des avis sur les sites, les forums. Le vendeur n’est plus ce spécialiste qui domine le client. 

Pink montre un concessionnaire de voitures qui a compris cela, pas de marchandage, des commissions transparentes, des clients informés. 
« L’écran d’ordinateur n’est placé en face d’aucune des parties mais sur le coté, de sorte qu’acheteur et vendeur peuvent le regarder ensemble. C’est l’image littérale de la symétrie de l’information. »

Daniel Pink dresse le portrait de Norman Hall, 75 ans, le dernier vendeur de brosse de la célèbre (aux USA) firme Fuller Brush. Ces vendeurs étaient des icônes dans les années 50 au point d’en faire des personnages de film. C’est un style de vente anachronique mais ce qui l’intéresse, ce sont les qualités humaines de Norman. Il note son coté ambiverti, ni trop extraverti, ni introverti. Et surtout, Norman lui explique que son métier consiste à ne pas sombrer dans un océan de refus plus ou moins polis, à continuer encore et encore. La positivité de Norman correspond aux études de sciences sociales. Pour être optimale, elle doit être plus forte que le pessimisme, d’une valeur de 3 contre 1; un peu de pessimisme permet d’être réaliste. 

Dans la deuxième partie du livre, Comment être, il dresse la liste de tout ce qui marche le mieux pour bouger les autres. Il se base sur des études de psychologie sociale dont il donne les références. 

Dans le chapitre Accordage, il écrit qu’imiter est ce qui marche le mieux. Il donne en exemple le fauteuil vide dans les réunions de Jeff Bezos, qui symbolise le client. Il faut imaginer ce que l’autre partie pense plutôt que ce qu’elle ressent. 

Il montre également que le soliloque interrogatif est plus efficace que l’auto affirmation destinées à se motiver artificiellement. 
« Les gens qui avaient écrit Veux-je ont résolu plus de deux fois plus d’anagrammes que ceux qui avaient écrit Je veux, Veux ou Je. La même tendance de base a été constatée lors d’expériences ultérieures. Ceux qui abordent une  tâche par un soliloque de questionnement réussissent mieux que ceux qui roulent des mécaniques. »
 La forme interrogative appelle en soi des réponses qui peuvent engendrer des stratégies. 

Plus loin, toujours en vulgarisant des études de psychologie, il montre que la créativité vient des gens qui trouvent des problèmes plutôt que de ceux qui solutionnent les problèmes. L’aptitude à formuler des hypothèses est déterminante. Utiliser ce que l’auteur appelle le pouvoir des questions. 

Le livre contient beaucoup d’astuces que l’auteur appelle sa mallette d’échantillon. L’un des plus intéressant concerne une marotte de l’auteur qui se dit collectionneur de pitch. Il dresse sa classification qu’on peut trouver sans problème sur internet. Et on peut utiliser sa feuille d’entraînement au pitch (en anglais). 

Son livre se termine sur l’importance de l’improvisation théâtrale. Elle nous oblige à écouter l’autre, ce que nous ne faisons pas assez . 

Ma critique ne peut pas rendre compte de toutes les astuces que le livre contient mais ce fut une lecture captivante à propos de nos ressorts secrets et je me suis promis de garder le livre près de moi comme boîte à outils. 

mercredi 18 décembre 2019

GOLDEN HOLOCAUST, la conspiration des industriels du tabac


SOURCE DE L'IMAGE

Il y a un an, je lis La parole manipulée de Philippe Breton (1998). 
Un paragraphe me surprend : 

La consommation de tabac augmente massivement jusqu’en 1975, période à laquelle elle commence à fléchir. Le rapport de Catherine Hill, Françoise Doyon et Hélène Sancho-Garnier indique que la mortalité observée en 1990 est la conséquence d’habitudes tabagiques prises de vingt à cinquante ans auparavant. Ce qui est le plus difficile à comprendre, c’est l’énorme décalage entre les causes et les conséquence. Quand une génération entre dans le tabagisme, il faut cinquante ans pour qu’elle ait fini de payer les conséquences de ses habitudes. On observe ainsi en 1990 l’impact de la consommation de tabac dans les années 50. Les auteures décrivent ce phénomène comme une épidémie de cancers causés par le tabac, provoquant aujourd’hui 60 000 morts par an en France. La progression de la consommation jusqu’en 1975 et sa poursuite après cette date engendrera ainsi mécaniquement, selon les auteurs, plus de 160 000 morts à partir de 2025. 

Pour tenter de comprendre, j'ai choisi Golden Holocaust, de Robert Proctor, un récit total sur le sujet.





 Historien à Stanford, il a exploité les "tobaccos document",  80 millions de pages que l’industrie du tabac a du fournir aux autorités (en espérant les noyer sous la masse d’informations). 


 Désormais accessible sur https://www.industrydocuments.ucsf.edu/tobacco/, ces pièces du fond d’archives du tabac constituent les plus grandes archives de l’industrie au monde. La plupart de ces documents permettent des recherches en pleins texte, et celles de termes tels que cancer ou nicotine donne accès à des centaines de milliers de pièces. Des termes comme baseball ou sport fournissent, eux aussi, des milliers de réponse. Introduite en 2007, la reconnaissance optique de caractères permet désormais de rechercher des expressions telles que « prière de supprimer » ou ou ou « sujet à éviter », en triant les résultats par dates ou par nombre de pages; on peut limiter sa recherche aux documents d’une compagnie, d’une année ou d’un auteur en particulier, ou à un certain type de pièces (des lettres de consommateurs, par exemple).

Les 700 pages de GH, avec leurs renvois aux sources, se lisent comme un énorme thriller expérimental, on pourrait penser que c’est une uchronie, mais cela a vraiment existé. 
La cigarette a quelque chose d’incroyable, de science-fictionnel: comment un si petit cylindre a pu véhiculer tant de désinformations, de manipulations, tout en créant des milliards de profit et tuant des millions de gens. 

Quand un fumeur ouvre un paquet de cigarette, il peut humer la bonne odeur de tabac blond qui s’en dégage. Sauf que c’est un additif ajouté pour que ça sente bon. Un parfum de synthèse. 

 Si le fumeur peut avaler aussi facilement la fumée, c’est grâce au séchage à chaud: il diminue le Ph du tabac et facilite son inhalation par les poumons dont la surface alvéolaire est aussi grande qu’un terrain de tennis. C’est une révolution majeure dans la manière de fumer. 

Robert Proctor:
 « Le séchage à chaud pourrait avoir été l’invention la plus létale de l’industrie manufacturière. La poudre à canon, les armes nucléaires ou même l’âge de fer pris dans son ensemble ont tué beaucoup moins de monde. L’industrie aurait aisément pu éviter des centaines de millions de décès et la majorité de tous les cancers du poumon, si elle avait par exemple fabriqué une cigarette à la fumée difficile à inhaler. Cette inhalation a été encouragée par des publicité célébrant les plaisirs sensuels de la chose. Dès les années 30, l’inhalation profonde est parée d’une aura de gratification sexuelle, avec des stars rêveuses qui s’en emplissent les poumons et laissent une fumée sensuelle flotter autour de leurs narines et de leurs lèvres. »
Source de l'image, un site génial sur la pub


Quand quelqu'un fume une cigarette, elle ne s’éteint pas d’elle-même car on a ajouté un produit chimique qui agit sur la combustion. Et malheureusement, les milliers de morts par incendies accidentels s’ajoutent aux maladies causées par le tabac. 

Quand un fumeur tire sur sa clope, il voit le filtre s’assombrir progressivement, ce qui donne l’impression que les goudrons sont captés avant l'inhalation. Ce sont des produits chimiques ajoutés à la bourre du filtre qui provoquent cet effet. Les scientifiques de Philip Morris appellent ça "illusion de la filtration"

Pour la petite histoire, cet embout filtre a été inventé par Claude Edward Teague en 1953, chimiste au service de la firme Reynolds. La même année, il est l’auteur pour sa firme d’une étude  demeurée secrète sur les liens entre cancer et tabac. Ensuite, il gravit tous les échelons de sa société...Il comparaîtra devant la justice, la dernière fois en 1997 et se fait passer pour un idiot et un incompétent en minimisant son étude de 1953...

« Les scientifiques employés par Reynolds n’ont jamais été autorisés à publier leurs découvertes ni à en discuter publiquement: ils étaient pourtant fiers d’avoir trouvé du benzopyrène et des nitrosamines dans la fumée de tabac (en 1954), ainsi que du cholanthrène et plusieurs autres hydrocarbures polycycliques. En 1955, Teague a proposé une méthode permettant d’éliminer les substances cancérogènes de la fumée du tabac, non sans admettre que, selon de fortes indications, les hydrocarbures polynucléaires se rangeaient parmi les substances cancérogènes actives. » p.216. 

A  l’époque, les marques de cigarette qui ont introduit le filtre ont pris de l’avance sur toutes les autres. Le filtre est censé convaincre le fumeur qu’il empêche l’inhalation des goudrons. Proctor explique que c’est une arnaque: les vrais filtres efficaces empêchaient les cigarettes de se vendre. Le fumeur veut sa dose de nicotine. 
Après l’escroquerie du filtre, ce sera celle de la ventilation: des trous percés dans le papier de la cigarette pour laisser échapper la fumée. Or, les compagnies savent bien que, consciemment ou inconsciemment, le fumeur va tricher en bouchant les trous. Le fumeur veut sa dose de nicotine. 

En 1953 donc apparaît un consensus scientifique et international : l’augmentation des cancers du poumon et des bronches est causée par le tabac. C’est la panique chez les industriels. Pour contrer cette mauvaise publicité, l’industrie du tabac se réfugie derrière le dogme du "pas encore prouvé", emploie une agence de relation publique très efficace ainsi que de nombreux avocats dont l’auteur dénonce le cynisme. 
Mais surtout, elle finance des études scientifiques sur pleins de sujets variés. La règle c’est de ne pas s’approcher du dangereux sujet qu’est la dépendance à cette drogue dure qu’est la nicotine et le risque cancérogène du goudron inhalé. Des scientifiques sont dévoyés pour porter la bonne parole. Il faudra attendre les années 90 pour que ces organes de désinformation soient démantelés sur ordre de la justice. 

Proctor montre comment l’Université est infiltrée. Il répertorie toutes les manifestations sportives sponsorisées par le tabac. Aucun sport n’y échappe ! 

A la fin de ce passionnant pavé, il donne une liste de ce qui peut être fait, augmenter le Ph des cigarettes,  taxer les machines à fabriquer des cigarettes....Il se livre également à un plaidoyer intéressant et à contre-courant de l’Interdit : feu rouge, feu vert, inceste, meurtre, viol, code, règles et lois: nos sociétés modernes fonctionnent grâce aux interdits.  



Golden Holocaust - La conspiration des industriels du tabac (Français)  – 20 mars 2014    de Robert N. Proctor  (Auteur), Mathias Girel  (Préface), Johan Frédérik Hel Guedj (Traduction)



mardi 17 décembre 2019

Pour déjouer l'impuissance de la volonté

L'Usage du vide

Essai sur l'intelligence de l'action, de l'Europe à la Chine

De Romain Graziani

Cet essai de Mathieu Graziani, un spécialiste du taoïsme encourage avec subtilité à explorer le monde du non-agir opposé à l’éthique volontariste, à la volonté musculaire. Le lecteur se laisse entraîner dans ces analyses subtiles qui allient philosophie chinoise des temps anciens et moments-clés de notre existence. On se pose des questions: 
Dans ce que je réussis, quelle est la part de l’intention volontaire, rationnelle, motivée, 
quelle est la part du hasard ? 
Quand je cherche le sommeil,  quand je perds un objet, quand j’ai un mot sur le bout de la langue je sais qu’il ne sert à rien de forcer, cela me reviendra par surprise, au-moment où je n’y pense plus...

Comment arriver à un état optimal, pour créer, jouer au tennis ou d’un instrument de musique ? 
« Nos états optimaux sont aléatoires, hasardeux, non durables » 

Romain Graziani va chercher entre autres exemples une réponse dans le Tchouang-tseu  avec cette histoire du charpentier Ts’ing, un homme du commun qui a réalisé une oeuvre qui stupéfie son seigneur. Pour y arriver, le charpentier a fait des détours pour atteindre son état d’optimal: un long jeûne qui le mène à un état d’épuisement, et là, enfin, il peut créer. 
« Le charpentier Ts’ing explique les dispositions d’esprit qu’il s’est efforcé de cultiver avant l’exécution concrète de sa tâche . »

Et il y aura d’autres histoires, la façon dont Poincarré décrit l’arrivée d’une idée mathématique, Alexandre Grothendieck qui compare le cassage d’une noix avec un marteau burin et celui du passage des saisons, Glenn Gould qui joue au piano au-milieu d’un vacarme volontaire pour surmonter une inhibition. 
Histoire d’un concours de tir à l’arc: moins il y a d’enjeu, moins on est paralysé. Un peu à l’exemple du joueur de tennis au moment de conclure, et l’auteur de citer l’autobiographie d’André Agassi. « Réaliser une tâche de façon distraite peut nous amener à mieux la réaliser.»
J’oubliais l’histoire de l’homme qui voulait semer son ombre: « Il y avait une fois un homme qui, par peur de son ombre et par aversion de ses traces, s’était mis à courir à toutes jambes pour y échapper ». La suite de l’histoire et son analyse démontre qu’il est inutile de taper plus fort pour résoudre un problème. Il faut accepter de cesser de vouloir résoudre le problème (s’arrêter de marcher et se mettre à l’ombre). Se retrancher du monde, vertus régénératrices du silence et de la solitude. 

L’auteur déniche des solutions pour aller vers ces états optimaux, le détachement vis-à-vis des fins, l’art de la privation volontaire, l’imitation et l’importance du ritualisme. 
« C’est en faisant semblant qu’on y arrive vraiment »

« Le pari du ritualisme est que la conduite de celui qui observe les conventions et les bienséances prescrites par l’étiquette commence avec l’imitation et la répétition, mais culmine dans l’intelligence morale de chaque geste éxécuté  selon le rite. (...) Le rite sculpte en vous les formes favorables d’états optimaux. »
Une belle exploration de la psyché humaine qui entraîne (double-sens) le lecteur  dans un exercice d’introspection sur les raisons profondes qui gouvernent notre volonté (et ses échecs) ou notre absence de volonté (et ses réussites surprises...). 



mercredi 20 novembre 2019

Bilbo le Hobbit


Bilbo le Hobbit   JRR Tolkien


Au mois de novembre 2019, j'ai vu l'expo Tolkien à la BNF et dans la foulée, j'ai lu Bilbo. Voici les rappels en mémoire (feedback) que je fais juste avant de reprendre ma lecture. 

  • Un trou de hobbit, c’est forcément confortable et propre. Le Hobbit ne cherche pas l’aventure, même si Bilbo Baggins a du sang Took du coté de sa mère. 
  • Gandalf est un magicien aux sourcils broussailleux. Il laisse une marque sur la porte du domicile de Bilbo. 
  • Le quotidien et la quiétude du Hobbit sont bouleversés par l’arrivée de 13 nains et de Gandalf. Il veulent emmener Bilbo comme cambrioleur pour récupérer leur trésor. Au petit matin, les voyant partis en ayant laissé un énorme bazar derrière eux, il a l’espoir qu’ils l’ont oublié. Mais Gandalf veille au grain. 
  • A dos de poney, les 13 nains et Bilbo Baggins partent vers la montagne. 
  • Episode des trolls mangeurs de chairs humaines. Les nains sont capturés. Gandalf distrait les trolls en imitant leur voix. Le lever du jour change les trolls en pierre. 
  • Dans la grotte des trolls, ils trouvent des épées sur lesquelles sont gravées des runes mystérieuses. 
  • Au pays des elfes, ils font halte quinze jours chez Elrond qui déchiffre les runes des glaives. Où il est dit que Bilbo est un grand amateur de cartes et de langues mystérieuses. 
  • Dans la montagne des Gobelins. Luttes et poursuites. Bilbo perd le groupe et se met à descendre au fond de la montagne. Il ramasse machinalement un petit anneau. Il rencontre Gollum. Duel d’énigmes dont l’enjeu est : ne pas être mangé et être guidé vers la sortie. En même temps que Gollum se rend compte qu’il a perdu son trésor, Bilbo réalise que l’anneau passé à son doigt le rend invisible. 
  • Il parvient ainsi à s’échapper de la forteresse et à retrouver ses amis. 
  • Dans une clairière, ils sont attaqués par les Dwarfs alliés aux Gobelins. Situation déséspérée, avant d’être sauvés par les Aigles.  
  • Gandalf utilise un stratagème pour distiller leur histoire à Beorn l’homme ours, les nains entrent deux par deux chez lui. 
  • Ils cheminent vers la forêt magique sur les poneys prêtés par Beorn. Un étrange ours les suit. Ils rendent les poneys et Gandalf les abandonne ici. 
  • Surtout, ne pas s’écarter du sentier ! Ils cheminent dans la forêt inquiétante, les nuits sont d’un noir d’encre, ils épuisent leur nourriture. L’eau d’un lac plonge Bombur dans un sommeil profond. Il fait des rêves merveilleux. 
  • Affamés, ils ne résistent pas aux lumières des sous-bois qui disparaissent aussitôt qu’ils s’approchent. 
  • Capturés par les araignées géantes, sur le point d’être dévorés, Bilbo les libère. Coups de Dards, l’épée. 
  • Les nains sont ensuite capturés par les Elfes de la forêt, Bilbo les suit, invisible. Il les libérera une fois de plus et organise leur fuite grâce à des tonneaux de vin portés par la rivière. 
  • Fin du résumé. Il reste la fin du roman, notamment la rencontre avec Smaug. 

samedi 6 avril 2019

Quelque chose tire ! Le zen dans l'art chevaleresque...


Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc. E. Herrigel. (Dervy éditions)


Quand on propose un poste au Japon à Eugen Herrigel, philosophe allemand, il est heureux : cela lui permet de se rapprocher du Zen, une énigme pour l’homme occidental - une mystique de l’absorption- qui le fascine et qu’il se désespère de comprendre simplement à travers la littérature. 
A l’université impériale de Tohoku, on lui fait comprendre que la seule manière d’appréhender cette philosophie est de pratiquer un art qui lui permettra de faire une expérience mystique. Eugen Herrigel choisit le tir à l’arc, sa femme se met à l’arrangement floral. 

Il débute son initiation avec un maître - un conducteur d’âmes - dont on ne saura ni le nom ni à quoi il ressemble. Ce qui compte dans le livre c’est l’initiation elle-même. 
Le maître décompose les étapes du tir à l’arc: bander l’arc, relâcher la corde, mettre dans la cible. 
Herrigel passe plusieurs mois à trouver le bon mouvement simplement pour la première étape.. Le maître le dissuade d’utiliser la force physique, il blâme sa dépense de force et lui crie : « Relâchez-vous !»; il lui fait d’abord éprouver ses propres échecs avant de lui dire de travailler sur sa respiration. Une inspiration lente puis une expiration la plus lente possible avec un bourdonnement. La respiration évite de solliciter la force physique et elle empêche de trop se fixer sur le résultat. 

Vient ensuite la deuxième phase du mouvement qui consiste à lâcher la corde et la flèche. Le maître ne se lasse pas de leur montrer le geste parfait. Il faut se dépouiller de toute intention. 

Cela prendra des années à Eugen Herrigel...Il nous fait part de ses difficultés techniques: la contraction de sa main, l’effort physique qui contrarie son relâchement, le questionnement incessant au maître. 
Et le doute qui surgit dans son esprit: pourquoi consacrer autant  de temps à cet art disparu, pourquoi s’épuiser à acquérir un geste inutile ? Le maître lui répond que le temps n’est rien et qu’il est impossible de mesurer le chemin qui conduit au but. 

Quand Herrigel triche avec sa main, le maître lui retire l’arc et lui tourne le dos. Il a trahi la doctrine du tir à l’arc.
Ils recommencent tout à zéro. 

Il semble que c’est la lassitude qui finit par dissoudre le moi du philosophe allemand. Au cours de semaines où il se consacre au tir à l’arc sans passion, en se sentant atone, il finit par décrocher un tir que le maître applaudit. Quelque chose tire ! lui dit-il. Il a atteint l’état purement désintéressé. « Vous vous teniez complètement oublieux de vous-même. »

Et aussitôt il lui interdit de ressentir la joie de la réussite. 
« S’il ne faut pas vous chagriner des coups mauvais, vous n’avez pas à vous réjouir des bons. Il faut vous libérer de ce passage du plaisir au mécontentement. » page 101
Puis l’élève apprend à distinguer par lui-même les tirs réussis des tirs ratés. 
A la fin vient l’enseignement final : viser une cible lointaine et tirer sa flèche. Le maître peut mettre au centre de la cible en fermant les yeux. Les élèves n’arrivent même pas à la toucher. 
« Comportez-vous comme si le but était l’infini ». 
Herrigel parle de la période la plus dure de sa vie pour cette dernière étape. Mais il finit par y arriver. 
«  Toutes ces choses, arc, flèche, moi, s’amalgament tellement que je ne suis plus capable de les séparer. D’ailleurs le besoin de séparer n’existe plus. Dès que je saisis l’arc et que je tire, tout devient si clair, si un, si ridiculement simple... » Le maître m’interrompit alors et dit: « Voilà justement la corde de l’arc qui vient de vous traverser ! »
Cela fait beaucoup de bien d’irriguer son esprit d’une philosophie qui paraît aux antipodes de notre vie actuelle: expérience sportive qui ne vise surtout pas la performance mais le geste parfait qui s’acquiert par des années d’échecs, car rien n’est plus difficile que le détachement, l’oubli du moi. Expérience physique, une lutte de l’archer contre lui-même, allant jusqu’aux plus ultimes profondeurs, qui devient expérience mystique et transforme l’individu. Avant de quitter le Japon en lui donnant un arc (qu’il devra réduire en poussière pour ne le léguer à personne), le maître japonais prévient le philosophe allemand: vous vous êtes transformé et vous vous en rendrez compte quand vous retrouverez vos amis. 

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L'araignée danse sa toile....
Le maître me fit ces réflexions: « Si vous espérez tirer profit d’une compréhension quelque peu utilisable de ces connexions obscures, vous vous égarez. Les événements dont il s’agit dépassent la portée de l’entendement. Ne perdez pas de vue que, déjà dans la nature extérieure, il est des harmonies qui, si elles sont incompréhensibles, n’en sont pourtant pas moins réelles...

J’ai eu très souvent la pensée occupée par cet exemple que je vais vous donner: l’araignée danse sa toile sans savoir que des mouches viendront s’y prendre; la mouche, elle, qui dansant dans un rayon de soleil, ignore ce qui se trouve devant elle et se prend dans cette toile. Mais, dans l’araignée comme dans la mouche, « Quelque chose » danse et, dans cette danse, extérieur et intérieur sont un. Je suis incapable de m’expliquer mieux, c’est ainsi que l’archer atteint la cible sans avoir extérieurement visé.