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dimanche 13 octobre 2013

Le dépaysement, voyages en France par le mot


Le Dépaysement, voyages en France, de Jean-Christophe Bailly (Points Seuil) 490 pages, 8,10 euros.
C'est en voyant la Règle du jeu  à New York que Jean-Christophe Bailly éprouve une "émotion de la provenance."

Qu'est-ce-ce qui est tellement français ?

Il part visiter des lieux, des villes, motivé par la curiosité et l'histoire. On sent l'envie de fixer l'instantané du pays en ramassant dans ses longues phrases visions, sensations du moment présent et évocation du passé.

Cela peut être la forme d'une rue, la manière dont elle s'entrouvre, les récits oubliés des noms dans la ville. Quand on lit un plan, on tient une ville entre ses mains.
Ce livre serait une manière de tenir la France entre ses mains. Fixer cet hexagone qui ressemble sur les cartes à une peau de bête écartelée suspendue par ses quatre pattes- un parchemin (p.193) Ses zones de tension, entre la façade océanique, les mers, ses fleuves et montagnes.

Il y a un art de la description chez Jean-Christophe Bailly. Il enseigne l'histoire de la formation du paysage à  Blois. Il est aussi poète. Il cherche le mot juste pour nommer le réel. C'est une éthique, comme il l'écrit p. 435:
« Le langage fait symptôme : là où le sureau noir ou la potentille rampante, le courlis ou le sphinx de la vigne (un très beau papillon crépusculaire aux tons fondus de vert et de rose, assez commun je le précise ) font appel, entre des milliers d'autres, par leur registre où leur nom résonne, à toute une mémoire de la langue et du paysage, la langue technocratique avoue ce qu'elle est et ce qui la caractérise en premier - son incapacité congénitale à nommer le réel, à le toucher, le pire étant peut-être ce qui s'en détourne avec une hypocrisies quasi superstitieuse : un aveugle est un malvoyant et plus personne ne meurt dans un pays où l'on décède, des suites d'une longue maladie de préférence »

Remblais luisants, débris de sacs plastique, tambours de lessiveuse, morceau de miroir cassé, assaut d'herbes folles - dans les 3200 parcelles d'un jardin ouvrier créés pour détourner les prolétaires de l'alcoolisme et de la subversion et devenus "jardins familiaux" la joie du travail non aliéné -.

On reconnaît des lieux, cette église du Sacré-cœur sur le périphérique

«...dont tous les automobilistes qui sortent de Paris connaissent l'étrange silhouette, soit cette masse de béton de style romano-byzantin élevée dans les années 30 et qui semble, vue d'en bas, depuis le fond de la tranchée automobile, d'une hauteur démesurée . Assez effrayante, plongée dans le bruit ininterrompu de la circulation mais y stagnant comme un énorme plot de silence, on dirait qu'avec ses quatre grands anges de bronze accrochés autour du clocher, si grise et terne, elle appartient à un régime de prières sinistre ou qu'elle est un temple d'après la fin du monde. »
Il descend du train à Fontainebleau-Avon, il fait le trajet en bus jusqu'au château. Il raconte sa visite. C'est toujours curieux quand un écrivain de valeur vient "chez vous", décrit et juge  un endroit que vous pratiquez depuis l'enfance. Rue Aristide Briand , à Fontainebleau, où j'aime marcher, observer, avant d'entrer dans la cité.
p. 115: « Un peu plus tard, en repartant à pied vers la gare de qui est assez loin, le temps étant redevenu gris, je me suis arrêté au carrefour...., il y là deux commerces, Speed Auto, qui répare les pots d'échappement, et Royaume Canin, qui vent des produits pour chiens et chats, et j'ai trouvé ces lieux d'une insondable tristesse. »
Après la visite au château...

 On note ici une différence entre Bailly et la France de Depardon.
Le photographe aurait posé sa chambre et activé le déclencheur pour immortaliser le Royaume canin, sans juger. Depuis le Royaume canin a été remplacé par un antiquaire. La signalétique des paysages change sans cesse, Bailly en parle aussi à propos de son étude sur une rue de Montreuil, il parle du tiers de commerces qui disparaît d'une année sur l'autre.
Il parle aussi de la présence des animaux domestiques en France qui étonne toujours les étrangers. Et ainsi de suite, ce livre, au fond assez expérimental, laisse traîner ses filets dans le pays que l'auteur a visité et il réactive tout un sédiment mémoriel dans l'esprit du lecteur .

Puis on retrouve le poème du grand chemin, (dans les lieux où Rimbaud écrivit)
dans l'hébétude des campagnes françaises,
les ondulations du paysage,
cette impression de torpeur envoûtée,
les ronces des sous-bois,
les chemins creusés d'ornières profondes,
...toute une reptation de fumerolles et de brumes lentes à se dégager le matin,
...les lits de petits cailloux et de plantules, des vues à hauteur de museau de vache, .... l'impression qu'on est dans un au-delà du temps qui s'allonge par-delà les catastrophes.


Les digressions méditatives, le grand savoir de l'écrivain qui se surajoute aux descriptions rendent parfois la lecture difficile.
Bref, comme dans tous les grands livres, on traverse des moment d'ennui.
Mieux vaut sauter des passages que de renoncer à un tel livre. Et quand on arrive à un beau chapitre comme Origny-Sainte-Benoîte (p.343) sur les traces de Stevenson, l'usine, une réflexion sur la disparition du peuple, on a le sentiment de le mériter. On se laisser entraîner dans des phrases souples envahies de virgules, son plaisir du mot juste qui exploite toutes les ressources du dictionnaire. Je repense à mon propre "dépaysement" cet été dans la ville natale de ma mère, dans l'Yonne, on aurait dit une ville morte, Villeneuve-la-Guyard....

 Finalement, ce "livre plus fort que toi" finit par s'adoucir et  prendre son sens. Il nous reste en mémoire des images et une mélancolie. Le pont du Gard, les cimetières de Verdun (1000 morts par jour, il nous fait réfléchir au nombre), le paysage aperçu du train, la passerelle du Cambodge (près de la Cité Universitaire), les noms des salons de coiffure, ses notations émouvantes sur la ponctuation des bovins sur les pentes, entraînant une réflexion à propos des animaux que nous mangeons sans réfléchir à la dette que nous avons vis-à-vis de ceux que nous abattons.

« Je m'explique. Ce qui est véritablement choquant, ce n'est pas tant de manger de la viande ... que de le faire sans pensées, sans égards, comme s'il s'agissait d'un droit exercé depuis toujours et devant lequel les animaux n'auraient d'autre destin et d'autre raison d'être que d'être engraissé puis abattus. (...)
 Ce que ce chaman expliquait, c'est que le plus grand péril de l'existence venait du fait que la nourriture des hommes était faite d'âmes. » (p.414-415)

 Un  livre dont la richesse descriptive et savante aide à nommer les lieux, ses herbes, ses cailloux, ses ruisseaux.
 Archives et images du pays dans une langue poétique. Avec le sous-texte politique des années sarkozystes en arrière-fond, dont ce livre est peut-être la plus subtile procuration. Les mots vieillissent moins vite que les archives télévisuelles.  C'est bien le grand livre qu'on m'avait promis.

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