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vendredi 28 mars 2014

Michel Houellebecq Poésies

Michel Houellebecq  POÉSIES (J'ai lu) publié en 2000. 
Ça devrait m'éviter de crever mon oeil droit

Bien sûr, il y a des mots qui ne sont là que pour la rime, bien sûr, il y a du foutage de gueule, un petit air narquois. Mais ce que j'aime, c'est l'atmosphère: urbaine, grise et triste. La tristesse montée en épingle, valorisée. Et surtout, il y a un second degré dans cette lucidité au fer blanc qui rend souvent ses descriptions hilarantes.
On a beau ne pas vivre,on prend quand même de l'âge.
Vocabulaire épuré: le jour, la nuit, la ville, les autobus, la rumeur des échanges sociaux, le métro aérien, la reproduction, le double des clés, les parkings souterrains, ces êtres humains toujours renouvelés et l'agonie, les eaux minérales, les HLM, les cadres dont la fonction est de consommer.
 Le poète solitaire ne sent pas à sa place au-milieu de tous ces gens raisonnables et soumis, il casse l'ambiance.
Dans le métro à peu près vide
Rempli de gens semi-gazeux
Je m'amuse à des jeux stupides, 
Mais potentiellement dangereux.

On dirait le film d'anticipation d'une civilisation vouée à sa perte, à une apocalypse à venir. Les rues sont sales, les gens sont sinistres, la fin du monde est proche. Dans l'appartement, il y a une forme tapie dans l'ombre...Et on retient un fou rire nerveux. Ou une crise de larme.

Sur mon agenda de demain,
J'avais inscrit: «Liquide vaisselle»; 
Je suis pourtant un être humain: 
Promotion sur les sacs-poubelles !

A tout instant ma vie bascule
Dans l'hypermarché Continent
Je m'élance et puis je recule,
Séduit par les conditionnements. 

Le poète est spectateur de sa vie, il regarde le monde comme à travers une vitre transparente, sale et embuée par son souffle court. Les gens ont l'air de s'amuser, ils baisent. Heureusement, il y les cigarettes, et les médicaments.

J'ai peur de tous ces gens raisonnables et soumis
Qui voudraient me priver de mes amphétamines, 
Pourquoi vouloir m'ôter mes dernières amies ?
Mon corps est fatigué et ma vie presque en ruine. 

Et les chiens. Un caniche: «...son perpétuel état d'enfance est un régal pour les yeux. »

C'est une prose rimée répétitive, une rengaine où les mêmes mots reviennent, les cadavres, le corps pourrissant, la mort, les murs de la ville, l'absurdité de l'existence. Un monde émerge. Revues échangistes, saunas naturistes.
L'arrière-cour du salon de massage donne sur un terrain vague où le croque-mort Houellebecq vous attend, la bêche à la main. Des sacs plastiques Prisunic flottent, gonflés par le vent nocturne.

Bref, Michel H. nous livre une poésie naïve, morbide et terriblement inspirante. C'est inégal, on ne peut pas dire que cette prose rimée et cadencée soit de la grande poésie. Ça ressemble aux dessins de sang et de haine d'un ado mal dans sa peau, à l'écart de ses camarades et des rituels de son âge, qui ressasse son mal-être dans la marge de ses cahiers d'écolier. C'est paradoxal, j'aime beaucoup la relative médiocrité de cette sous-poésie, une prose poétique du pauvre qui met le doigt sur la plaie purulente.

Le J'ai lu de 317 pages rassemble trois recueil de poésie: Le Sens du combat, La Poursuite du bonheur et Renaissance.

 La Poursuite du bonheur est, à mon avis, nettement supérieur aux deux autres. Les quatrains sont bien calibrés, la forme est mieux structurée et c'est comme si cela lui permettait de mieux exprimer ses visions. Dans ce recueil, le monde va à sa fin, la civilisation se termine, les villes se taisent.... Le poète semble apprécier ce calme post-apocalypse. Cette partie comprend des "classiques" de Houellebecq. Mes préférés. Quand on lit "Non réconcilié", on pense aux microfictions de Jauffret. Pourquoi est-ce réconfortant de lire ça ? Comment dire le réconfort des pessimistes, des lucides ?
Houellebecq a fait de son déséspoir une victoire littéraire.
A la fin, l'écrivain se verse un peu d'eau, il est seul dans le noir, il marche au hasard. Malgré une fin de vie solitaire, il admet, presque à regret, qu'il a connu des "moments parfaits".
      ____________________

Monde extérieur (1992)

Il y a quelque chose de mort au fond de moi,
Une vague nécrose une absence de joie
Je transporte avec moi une parcelle d’hiver,
Au milieu de Paris je vis comme au désert.

Dans la journée je sors acheter de la bière,
Dans le supermarché il y a quelques vieillards
J’évite facilement leur absence de regard
Et je n’ai guère envie de parler aux caissières.

Je n’en veux pas à ceux qui m’ont trouvé morbide,
J’ai toujours eu le don de casser les ambiances
Je n’ai à partager que de vagues souffrances
Des regrets, des échecs, une expérience du vide.

Rien n’interrompt jamais le rêve solitaire
Qui me tient lieu de vie et de destin probable,
D’après les médecins je suis le seul coupable.

C’est vrai j’ai un peu honte, et je devrais me taire ;
J’observe tristement l’écoulement des heures ;
Les saisons se succèdent dans le monde extérieur.


samedi 22 mars 2014

De vrais détectives




Fini de regarder hier soir la série d'HBO. Polar stylé qui sait nous perdre quand il faut, et nous ramener dans la narration au bon moment, accélérer et relancer l'attention quand il faut. Incroyable supériorité de ce genre de série tv sur le cinéma de genre. Je n'en parlerais pas mieux que ce blog: True Detective, un polar, un vrai. 
Et aussi, True Detective analyse de séquence sur Grand écart.

Mémo:
Il tirait goulûment sur ses cigarettes blondes, aspirant la fumée de ses joues émaciées. C'était un super-héros réaliste et destroy sans pouvoir et désabusé. Quatre ans comme agent infiltré, son dossier était toujours sous scellés.
Dans la voiture qui glissait dans l'air moite de Louisiane, il proférait des sentences comme :
- Je pense que la conscience humaine est une tragique erreur de l'évolution. Nous sommes devenus trop conscients de nous-même. La nature a créé une chose séparée d'elle. Nous sommes des créatures qui ne devraient pas exister naturellement. Nous sommes des êtres piégés dans l'illusion. 
- Cet accroissement des sens et des sentiments nous plonge dans l'assurance totale que nous sommes quelqu'un alors qu'en fait tout le monde est personne. 
- Aluminium, cendres, comme si on pouvait goûter la psychosphère....

Son collègue le bon flic, le bon père de famille qui trompe sa femme, a proposé, à bout de nerfs: Faisons de la voiture un espace de réflexion silencieuse.
Plus tard, sur le plan du travail et par vengeance, la femme du père de famille se laisse prendre sauvagement par le super-héros destroy.
Ils se battent.
Ils se retrouvent. Même si c'est difficile d'apprécier un homme qui rejette autant l'humanité que Rust Cohle.
Il cherche Carcosa. Celui dont les robes sont un vent de voix invisibles.


- Il parlera pas avec toi.
- J'ai une batterie de voiture et deux câbles qui disent le contraire. 
- Commence pas avec ces conneries...

Qui dit, encore:
On est de la viande sensible, malgré nos identités illusoires. On forge ces identités en faisant des jugements moraux. Tout le monde juge, tout le temps. 
Des champs d'herbes. Des cabanons. Ornés de signes vaudou, mystérieux, menaçants. Des chiens qui gardent. Esclaves des démons. Des peintures effrayantes. Des enchevêtrements de branchages.  Chaleur et alcool.
Deux flics en voiture, ils arrivent, ils vont savoir, ils vont découvrir.

- Tu sais quoi ? Je devrais pas...Mais j'ai l'impression que t'es impossible à tuer...Tu veux qu'on aille chercher tes fringues ?
- Avant, il y avait que l'obscurité. La lumière a gagné. 

mardi 18 mars 2014

Quoi de neuf ? Balzac !

Ça m'obsédait.
Ce livre.
L'envie de le relire.
Illusions perdues, d'Honoré de Balzac.  

J'hésitais, il fallait se lancer dans ce vaste monde, ce bouillonnement, cette comédie humaine. Ça voulait dire exclure les autres livres pendant un moment.

Quand je l'ai lu, il y a quinze ans environ, j'ai été fasciné jusqu'au malaise par son coté actuel. L'impression de retrouver la corruption de notre époque, alors que l'oeuvre a été écrite de 1837 à 1843. L'envie de prendre la machine à remonter le temps pour comparer.
Je cède à ce besoin. Je me plonge dans ce gros morceau. Comprendre pourquoi ce livre, cette histoire me hante par delà les années.

Comment en parler ?  L'article de wikipédia dévoile l'intrigue, je vais aller encore plus loin en parlant du livre comme d'une série télé dont on suit les épisodes jour après jour. Ce sera un long résumé avec mes impressions au fil de la lecture. Je veux retranscrire mes sensations au plus près afin de comprendre ce qui m'avait tant fasciné. C'est aussi une manière de me débarrasser du livre en tant que "souvenir fantôme".

Comme je dévoile l'intrigue, je mets un avertissement en haut de chaque billet.

Comment le lire ? Sur liseuse. Chargé gratuitement sur Feedbooks. Les avantages: plus léger, plus maniable, lecture plus concentrée. Les désavantages: moins facile de prendre des notes, de feuilleter.

En cours de lecture, j'achète Illusions perdues en Garnier-Flammarion, en me disant que je vais alterner. Impossible! La liseuse est plus confortable. D'abord, on a une page à la fois, on échappe à ces énormes blocs de textes qui sont décourageants, surtout chez Balzac. Ensuite, le bouquin est trop rigide, il faut le poser pour lire et le maintenir appuyé avec les deux mains. J'appelle ça un "livre à ressort": tu le lâches, il se referme !
 Alors que la liseuse tient entre deux doigts, ou posée à plat, on lit avec les yeux et on tourne les pages de la pulpe de l'index. Ça commence à faire un paquet de fois où je me décourage devant les livres papiers.
C'est parti ! Les billets:

  1. Premier billet, où on découvre les personnages principaux du roman
  2. Suite de la vie de David et Lucien à Angoulême
  3. Où l'on s'identifie à Lucien, humilié et pauvre à Paris
  4. C'est l'heure de la revanche pour Lucien, et du pacte avec le diable...
  5. Culminer, puis chuter. 
  6. Retour à Angoulême, que deviennent David Séchard et la belle Eve ? 
                                    ________________________

Ma conclusion: Illusions perdues est palpitant, un roman feuilleton, un mélodrame, etc. J'ai moins éprouvé ce sentiment de retrouvé notre époque actuelle.

Hypothèse: les temps ont changé, on ne s'en rend pas compte, mais internet, en donnant à chacun la possibilité de s'exprimer, est une révolution qui change le regard, à quinze ans de distance. La presse papier est en train de dépérir, les télévisions ne dominent plus comme avant. Quand j'ai lu le roman, j'étais un jeune homme qui n'avait connu que l'ancien monde, terriblement limité en terme d'expression. Aujourd'hui, même si la situation économique est difficile, le web nous convie à un élargissement de l'esprit.

La meilleure preuve c'est ce billet: il y a 15 ans je n'ai partagé avec personne ce mélange d'admiration littéraire et de malaise sociétal que j'avais à la lecture de l'oeuvre de Balzac. Je ne pouvais pas !
 Aujourd'hui, j'en fais un billet de blog qui peut être lu par n'importe qui fait une recherche sur le livre. Ça change tout. Autrefois, en dehors de l'université, de l'édition, pas de salut, aucune chance d'être lu, comme Lucien Chardon, on dépendait des règles strictes d'une société. Aujourd'hui, dans mon cagibi à la base de la pyramide, je peux crier mon admiration pour Illusions perdues, ce livre monde, cette leçon universelle.

dimanche 16 mars 2014

Illusion perdues 6, les souffrances de l'inventeur

Journal d'un lecteur
Illusions perdues, d'Honoré de Balzac
NB: ce billet dévoile des éléments de l'histoire. 
Troisième partie, il reste 30 % à lire sur la liseuse. Et ça va aller vite car dès qu'on entre dedans, on ne lâche pas l'histoire.
Lucien Chardon revient à pied

On enchaîne avec Lucien qui revient piteusement sur Angoulême et apprend la situation de son beau-frère: menacé de la prison à cause de traites impayées venant de Paris, c'est-à-dire les faux que lui, Lucien a fait ! Il se sent au bord de mourir, mais quand le médecin l'examine, il lui préconise un bon repas...

D'Arthez, lettre à Eve: « Lucien est une harpe dont les cordes se tendent ou s'amollissent au gré des variations de l'atmosphère. »

Les ennemis du couple Séchard à Angoulême:
- le grand Cointet et ses verres de lunettes bleus qui rendent son regard impénétrable...
- Petit-Claud l'avoué de province (longue disgression de Balzac sur la différence avoué de province et avoué de Paris) dévoré par une corrosive envie de parvenir.
- Le père Séchard et sa figure violacée d'ivrogne qui se transforme presque en personnage comique.
Trois hommes, trois cupidités ! Mais trois cupidités aussi différentes que les hommes. 
Et ajoutons:
- Cérizet, le loulou parisien adopté par David et qui l'espionne pour le compte de Cointet.
- Et Lucien bien sûr, on a envie d'hurler à sa bêtise. Revenu vers sa sœur, alors que son beau-frère poursuit clandestinement ses expériences, « ...aimé "quand même" comme on aime une maîtresse malgré les désastres qu'elle cause ». Que lui faut-il à Lucien ? Des beaux vêtements pardi ! Pour paraître dans le monde, pour éblouir la préfète Louise de Bargeton...Lucide tout de même: je suis l'être fatal de notre famille. 

Au moment où il va se tuer, il rencontre un voyageur vêtu de noir, Carlos Herrera (Vautrin). Il va vendre son âme au diable au lieu de devenir "un cadavre introuvable dans un profond lit de vase."

David, dit "le Naïf"par ses adversaires, cherche le secret d'un papier révolutionnaire. Ils veulent tous son secret. Il passera 20 jours en prison à cause de leur complot.
Que va-t-il leur arriver ? Le bon, le courageux David Séchard et sa belle épouse, épaulés par les dévoués Kolb et Marion réussiront-ils à se dépêtrer de tous ces adversaires, les comploteurs, les traîtres....et Lucien...

D'ailleurs, la tension est trop forte, j'ouvre le livre papier et je vais voir la fin...Ouf !

J'ai fini le livre hier soir, impossible d'en laisser. C'est immense. Je ne regrette pas d'avoir acheté le livre papier, j'ai lu en numérique, mais je consulterais et relirais des passages sur le livre papier.  Et puis l'avantage d'avoir l'appareil critique et les notes.
On a plein d'images dans la tête. Ces portraits incroyables, ces tableaux saisissants, ces bonheurs de phrases.

En conclusion, citons le début  de l'Introduction de Philippe Berthier, universitaire.
« Trois roman en un seul, dont la rédaction s'étale sur sept ans (1836-1843) : Illusions perdues intimide d'abord par ses proportions, par l'importance aussi que lui attribuait Balzac lui-même au sein de La Comédie humaine (l'oeuvre capitale dans l'oeuvre), par le nombre et le poids des enjeux soulevés (confrontation morale de la province et de Paris, étude d'un couple, analyse du fonctionnement de la librairie et de la presse, exposé technique des problèmes industriels, méditation sur les obstacles auxquels se heurte le génie, dénonciation de certains abus juridiques, et bien d'autres aspects encore, qui veinent la pâte romanesque, tour à tour ou en même temps, de psychologie, philosophie, poésie, sociologie, économie, politique, droit financier...) au point que certains ont quelque peine à en ressentir l'unité, pourtant réelle, mais donnée dans l'enchevêtrement mouvant, ou la complexité prismatique, d'un morceau d'univers saisi, écrit, offert à lire dans une fondamentale multidimensionnalité. »








samedi 15 mars 2014

Lecture d'Illusions perdues 5, le triomphe et le précipice

Journal d'un lecteur
Illusions perdues, d'Honoré de Balzac
NB: ce billet dévoile des éléments de l'histoire. 

Le triomphe
Le "grand homme de province à Paris est entraîné": calèche, appartement, écriture et dîner luxueux. Les journalistes sont mis au travail pendant une heure. Malgré la "virginité de sa plume" dans le journalisme, Lucien se fait remarquer. Déjà, les autres le regardent avec une sorte de sournoiserie.  On lui fait goûter le luxe parisien. Et déjà Balzac annonce, ce destin est écrit:
Aucun enseignement ne manquait à Lucien sur la pente du précipice où il devait tomber. 
 Voici la première nuit de Lucien avec son amoureuse, qui a « la volupté d'une chatte qui se frotte à la jambe de son maître », admirez l'ellipse, ce qui se passe entre le point et la majuscule:

« Coralie fut déshabillée en un moment et se coula comme une couleuvre auprès de Lucien. A 5 heures, le poète dormait bercé par des voluptés divines. » 
Dans un lit arrangé pour les amours d'une fée et d'un prince.
Mais déjà le rebondissement, une paire de bottes trahit la présence de Lucien dans l'appartement. Camusot, le "propriétaire" amoureux de Coralie, berné un moment, décide de laisser le temps agir pour lui.
Car Lucien a une irrésistible envie de continuer la vie de ces deux folles journée. Ses anciens amis, le Cénacle, sont passés le voir, avec le manuscrit de son roman corrigé mais sont impuissants à sortir Lucien de sa vanité
« Une sorte de pressentiment lui disait qu'il avait été serré sur le coeur de ses vrais amis pour la dernière fois »
Ses nouveaux amis lui passent la robe virile des journalistes:
Il se laisse aller à démolir par la plume un auteur qu'il admire, « Il fut spirituel et montra qu'il savait hurler avec les loups », pour ensuite l'encenser...Ce n'est pas grave, car « on est anonyme pour l'attaque mais on signe très bien l'éloge ». Lucien apprend très vite le journalisme:
« Mon petit, en littérature, chaque idée a son envers et son endroit. (...) Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée (...)... nous sommes des marchands de phrases et nous vivons de notre commerce. » 
Lucien peut se venger de Madame de Bargeton et de sa cousine, ainsi que de Mr du Châtelet, grâce à sa plume,"l'acier du bon mot altéré de vengeance":
« Cet horrible plaisir, sombre et solitaire, dégusté sans témoins est comme un duel avec un absent tué à distance avec le tuyau d'une plume. » 
Sa vanité est caressée, tout Paris s'occupe de lui, quelle revanche !
« Lucien songeait presque. En quelques mois, sa vie avait si brusquement changé d'aspect, il était si promptement passé de l'extrême misère à l'extrême opulence, que par moments il lui prenait des inquiétudes comme aux gens qui, tout en rêvant, se savent endormis. »
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La déchéance.
Lucien glisse dans le précipice, et on l'y pousse.
Vite, toujours plus vite !
La base du bonheur matériel de Lucien et Coralie est si frêle que cela va s'effondrer très vite. Il dépense son argent à mesure qu'il le gagne. Coralie, dont il est l'idôle, le pare, il devient un dandy.
« Sa métamorphose excita une sorte d'envie. »
« Les hommes du monde sont jaloux entre eux à la manière des femmes. »

Et on lui fait miroiter un titre de noblesse, mais il faut qu'il devienne royaliste et donc trahisse ses amis journalistes libéraux.
 Et il se met à jouer. Le jeu devint une passion chez lui. Il s'endette avec une effrayante rapidité. Mais il n'y a pas d'homme fort sans dettes, lui disent ses amis, que Balzac décrit comme un genre en soi : les Viveurs. Ceux qui sacrifient tout à la jouissance du moment.
Arrivé à ce moment du roman, on a presque envie que ça aille vite pour Lucien, qu'on en finisse....
Il se passe tellement de choses en si peu de temps. Retenons ces deux faits: les trois billets de mille francs que Lucien fait en imitant la signature de David Séchard et la mort de Coralie, très émouvante, où le lecteur sent sa gorge se serrer. C'en est fini du "grand homme de province à Paris", il doit fuir.

Lecture d'Illusions perdues 4, la Corruption

Journal d'un lecteur
Illusions perdues, d'Honoré de Balzac
NB: ce billet dévoile des éléments de l'histoire.
kindle: de 38 % à 45 %.
...le temple de la prostitution. Une femme pouvait y venir, en sortir accompagnée de sa proie, et l’emmener où bon lui semblait. Ces femmes attiraient donc le soir aux Galeries-de-Bois une foule si considérable qu’on y marchait au pas, comme à la procession ou au bal masqué.

Voici venue l'heure sombre de la corruption. D'abord, la visite à l'éditeur Dauriat surnommé le "ministre de la littérature". Sa boutique est nichée dans la Galerie des Bois, ce bazar ignoble où sévit la prostitution et où on se marche sur les pieds. Les cabinets de lecture n'existaient pas, il fallait acheter un livre pour le lire. Aujourd'hui, on remplacerait "cabinet de lecture" par bibliothèque ou médiathèque.
Lucien se trouve là comme un embryon. Il voit un auteur admiré se prosterner devant un journaliste car ce sont eux qui font le succès d'un ouvrage, l'éditeur doit payer pour obtenir les articles. S'il s'en étonne, on lui répond:  
  « Aujourd'hui, pour réussir, il est nécessaire d'avoir des relations (...) Ce qu'il y a de plus dangereux est d'avoir de l'esprit tout seul dans son coin. » 
Réseau, réseau, réseau ! Déjà à l'époque !
Les journalistes sont les rois, ils entrent comme ils veulent dans un théâtre bondé, ils ont accès à la loge du directeur. Les actrices Florine et Coralie sont entretenues par des négociants millionnaires ennuyés de leur mariage. Florine est  l'amoureuse de Lousteau, qui s'accommode de la situation :
« C'est comme si vous aimiez une femme mariée ».
 Florine la "maigre", 16 ans, a déjà fait débourser 100 000 francs à Matifat, le droguiste, un "coffre-fort donné par l'amour" qui régale les jeunes journalistes.
La beauté de Lucien, l'Apollon du Belvédère, figure de Girodet, fera tourner la tête à Coralie qui en oublie son texte.
Mais en voilà un que je ne connais pas ? dit Florine en avisant Lucien. Qui de vous a ramené de Florence l’Apollon du Belvédère ? Monsieur est gentil comme une figure de Girodet.

 Lucien voyage d'étonnements en étonnements. Depuis qu'il entré dans la vie littéraire, il constate que tout se résout avec de l'argent. Même le succès d'une pièce. Si les 3 théâtres voisins montent une cabale, on surpaye les claqueurs pour que leurs sifflets ne soient pas trop fort.

Lucien le poète aperçoit l'envers des consciences, le jeu des rouages, il repense au système de pauvreté soumise du Cénacle, il voudrait résister. Alors Lousteau lui rétorque:
« Vous barbotez dans des scrupules de religieuse qui s'accuse d'avoir mangé son oeuf avec concupiscence. »
Il le presse d'étouffer ses scrupules:
« Vous êtes à la veille de devenir un des 100 personnages privilégiés qui imposent des opinions à la France. »
Et puis il y a Coralie, le type de filles qui exercent à volonté la fascination sur les hommes. Bref, Lucien respire l'air de la volupté, un narcotique, une peste qui dévore l'âme. Et puis Balzac annonce déjà le destin de Coralie qu'il compare à une actrice réelle: Mlle Fleuriet, morte à 19 ans.

Voilà, on est dans le vif du sujet, l'universel: l'argent, l'amour, le sexe et le pouvoir. Étonnant, la mémoire, je me souvenais des émotions suffocantes à la lecture mais je redécouvre les épisodes du roman dont je n'avais gardé aucun souvenir.

vendredi 14 mars 2014

Lecture d'Illusions perdues 3, Humiliation à Paris

Journal d'un lecteur
Illusions perdues d'Honoré de Balzac
NB: ce billet dévoile des éléments de l'histoire.
Sur le Kindle, de 21% à 38%.

 Lucien à Paris avec Naïs de Bargeton, c'est le désenchantement, et les dettes.
Les deux amoureux, chacun de leur coté, réalisent que l'autre n'est pas à la hauteur.
Lucien voit la femme réelle, il est honteux d'avoir aimé cet os de seiche.
Quand à elle, elle le trouve mal habillé:
Malgré son étrange beauté, le pauvre poète n'avait point de tournure.

 L'habillement a une place essentielle dans cette société. Humiliation à l'opéra.
 Chacun regardait le pauvre inconnu avec une si cruelle indifférence.
Lucien est abandonné seul dans la loge, en pestiféré qui risque de contaminer la bonne société.

Sur les Tuileries, 3000 voitures défilent, on se fait admirer.
 Lucien est dénié il n'existe même plus alors même que Naïs, prise en charge par sa cousine, a retrouvé de l'éclat dans ses nouveaux vêtements. Rage et humiliation pour Lucien Chardon qui a eu le tort de se faire appeler Lucien de Rubempré.

Sur les 2000 francs de son pécule du début, Lucien a sacrifié inutilement 1700 francs pour s'habiller ! Comment survivre dans Paris ?

Chez Flicoteau, on dîne à 18 sous, on côtoie plusieurs personnages sombres et mystérieux enveloppés dans les brumes de la plus froide misère. Belle description de ce Paris des pauvres qui contraste avec l'observation des jeunes gens bien habillés qui étourdissaient Lucien sur les grands boulevards.
Droguereau le libraire éditeur, et ses conditions, pour vendre le roman de Lucien.

Pour ces libraires, les livres étaient des comme des bonnets de coton pour des bonnetiers. 
Puis c'est le réconfort du Cénacle, son esprit doux et tolérant, où Lucien est introduit par Daniel D'Arthez. Mais l'impétueux, l'ambitieux fils de l'apothicaire Chardon doit trahir pour ses rêves de gloire, de richesse, et pourtant Etienne Lousteau, sa tête humilié, ses conseils amers, son désespoir de damné qui ne peut plus quitter l'enfer lui a bien dépeint ce monde du journalisme et de la politique:

Tout dans ces deux mondes est corruption.  Travailler n'est pas le secret de la fortune en littérature, il s'agit d'exploiter le travail d'autrui. 

Une lecture toujours aussi excitante, rapide comme un roman feuilleton, une terre de mouvement et de contrastes, des tableaux vifs et saisissants. On entre dans le vif du sujet, là où j'avais tellement retrouvé notre époque.
Notons que le point de vue s'est nettement recentré sur ce personnage principal, dès lors qu'il est expulsé du monde de l'aristocratie, c'est ce monde-là qui s'éteint de lui-même dans le roman. Et le Paris populaire qui apparaît. Pour l'instant du moins, car on rêve d'une revanche pour Lucien.

mardi 11 mars 2014

Lecture d'Illusions perdues 2

Journal d'un lecteur
Illusions perdues d'Honoré de Balzac
Avertissement: ce billet dévoile l'intrigue du roman. 

La liseuse marque 10 %. Je mets une heure pour arriver à 20 %. Et je dépasse, 21 %. Je ne peux pas m'arrêter, c'est une farandole de phrases, une cavalcade d’événements. Plusieurs actions sont concentrées dans un espace de temps. La fin d'un cycle.
Lucien monte vers la bourgeoise de province

Lucien va lire des poèmes chez Naïs de Bargeton. Moment d'humiliation face à la bonne société. Chez ces gens de la haute qui usent de « l'accablante politesse dont usent les gens comme il faut avec leurs inférieurs ».  C'est une description féroce de ces personnages, figures sur leur manège qui entrent en scène. Avec des bonheurs de phrases !
Cette assemblée de personnages bizarres, aux costumes hétéroclites, aux visages grimés. 
D'abord le mari, Mr de Bargeton:
«... content ou mécontent, il souriait. Un tête à tête lui faisait éprouver le seul embarras qui compliquait sa vie végétative, il était alors obligé de chercher quelque chose dans l'immensité de son vide intérieur. »
Sa femme a pris soin de lui comme on prend soin d'un manteau.

Et puis il y a Lolotte, Fifine et Madame de Sénonche qui ouate, embéguine, médicine.
« Elles avaient la dignité pincée, aigre-douce des personnes que chacun est enchanté de plaindre.»
 Elles n'aimeront pas que leur hôtesse les "encanaille avec le fils d'un apothicaire et d'une garde-malade". Penser à Daumier, à Goya.
Pendant ce temps, David Séchard demande en mariage la soeur de Lucien, la belle Eve, au bord de l'eau. Très belle scène romantique au soleil couchant et sans cliché de deux êtres qui s'aiment ( quel peintre, Vernet, un autre...), interrompue par l'égoïste Lucien qui sort de sa soirée. David sait bien que son ami, qui habite un rêve d'or, est de nature à aimer les récoltes sans le travail.
Puis on enchaîne avec une intrigue du manipulateur du Châtelet qui se termine par un duel où mr de Bargeton surprend. Et ce sera le départ annoncé de Madame de Bargeton pour Paris.
Lire Balzac, sa phrase souple et puissante, ça vous nourrit, ça vous ragaillardit.
A suivre...

lundi 10 mars 2014

Lecture d'Illusions perdues 1, les personnages


Journal d'un lecteur.
Illusions perdues, d'Honoré de Balzac.
Avertissement: ce billet dévoile l'intrigue du roman. 
Les deux poètes. 
On est aussitôt entraîné, c'est une ronde de personnages qui se suivent les uns les autres comme à colin maillard.

Le premier personnage: l'avare (une avarice qui tuait tout en lui), alcoolique et illettré (soulographe) Nicolas Séchard, prêt à tromper son fils pour faire des affaires. Puis c'est le fils David Séchard qui ne résiste guère à ce père et se met en difficulté en vivotant dans l'imprimerie qu'on lui a "légué".

Il y a la société concurrente Cointet qui, après l'avoir calomnié, le ménage: mieux vaut stimuler une concurrence faible pour éviter une concurrence véritable.

Et puis c'est l'ami, Lucien Chardon, le beau Lucien qui a le sourire des anges tristes, à coté duquel David se sent lourd et commun.
Balzac donne le montant exact de ce qu'ils gagnent, comme si il incorporait les fiches des paie dans le récit. Comment vivre avec l'argent qu'on gagne. Dans la littérature contemporaine, cela passerait pour de l'audace.

Angoulême, description de la ville, les classes sociales, la ville haute et la ville basse. J'adore ce genre de description qui plante le décor, le solidifie. Angoulême est une vieille ville....Le faubourg de l'Houmeau, où vivent David et Lucien, et la ville haute, aristocratique où vit le personnage suivant: Madame de Bargeton. Son enfance, l'influence d'un abbé sur son esprit qui lui donne le goût des arts.
Ensuite, c'est Monsieur du Châtelet, l'intrigant qui a vu du pays et sait s'introduire dans les endroits qui comptent.

Le contraste: le monde réel avec l'imprimerie, Stanhope. les Ours, les Singes.
 les contrats, les salaires et la poésie, les deux amis, la vingtaine, qui pleurent en lisant André Chénier et Lucien qui va séduire Naïs de Bargeton grâce à ses vers.

Ce que je retrouve: le mouvement. C'est incroyable.  Les mouvements de l'âme, les changements d'humeur. Un personnage écrit une lettre, puis il regrette, nous voyons la progression de son esprit, il marche dans la rue, passant de son quartier populaire au quartier aristocratique, le monde social, le mépris pour les classes populaires. On trace des projets, on anticipe, on rêve, on change d'avis, et rien ne se passe comme prévu. Tout est mouvement perpétuel.

dimanche 9 mars 2014

Magritte, observer en silence

Magritte de A.M. Hammacher (Ars Mundi, 1985)

Je ne sais toujours pas qui est Magritte.
Quand il a 14 ans, sa mère se jette dans la Sambre. Un an plus tard, il rencontre celle qui devient l'unique femme de sa vie: Georgette.
Il a une passion pour Edgar Allan Poe.
Il fréquente les Surréalistes. Il déteste la psychanalyse et récuse toute explication psychologique à propos de ses toiles. Voir doit suffire.

Ses toiles étranges nous invitent à l'observation en silence. L'image qui surprend, qui choque, doit permettre de sentir le mensonge derrière les conventions. Il construit ses tableaux avec des choses simples: arbres, chaises, tables, portes, fenêtre, chaussure, étagère, paysages, personnages...En faisant des comparaisons, il montre leur coté étrange. Ainsi, il redonne vie à notre façon de voir les choses ordinaires de l'existence qui étaient devenues invisibles.

Il provoque le mystère en représentant deux ou plusieurs manifestations de la réalité dans une seule image: le jour et la nuit, l'intérieur et l'extérieur, l'homme et la femme, le bois et la chair...
Élément troublant: la disparition de l'homme au journal. La vie routinière dans un intérieur bourgeois. Magritte donne une forme visible au banal et au vide.


Les chasseurs au bord de la nuit. Comment susciter l'angoisse avec presque rien, des hommes, un mur, une ligne d'horizon et le titre.


Le Drapeau noir, tableau peint en 1936
. Drones dans un ciel fuligineux, couleur sombre, menaçante, qui domine. Comme quelque chose qui aurait brûlé par contraste avec la perfection géométrique des objets volants.

On peut le deviner au ton de ce billet, Magritte ne me passionne pas, mais il fallait que je lise ce livre pour le comprendre... Ses toiles m'intriguent, elles peuvent provoquer une émotion sourde, je peux admirer l'idée derrière le tableau , mais elles ne se suffisent pas à elle-même. C'est pour moi davantage un illustrateur qu'un grand peintre. Il me manque le rapport à la matière brute, au hasard. Magritte était paraît-il déçu de ne pas être davantage reconnu, peut-être était-il simplement à sa vraie place.

mercredi 5 mars 2014

Holy Motors


Film
Holy Motors (2012), de Léos Carax, avec Denis Lavant, Edith Scob, Eva Mendes...

Critique: Que c'est bon de voir un film original, comme ça fait du bien ! J'ai aimé ces visions nocturnes d’outre-tombe qui s'enchaînent avec fluidité et une sorte d'ironie théâtrale. On meurt, on se relève. Illusion comique.

Un dogue descend lentement l'allée d'une salle de cinéma, un homme sort de son songe en brisant les parois qui abritent son rêve.
Dans le grenier de ma limousine blanche qui glisse dans Paris, je suis aguerri à changer de rôle. Le visage émacié de Céline s'inquiète. Je ne mange rien.

Je suis bardé de diodes lumineuses je combats des rayons lasers, tout est modélisé, et je finis par m'accoupler avec une contorsionniste.

J'étais en train de manger des fleurs dans les allées d'un cimetière quand j'ai eu envie de croquer les doigts d'une blonde idéale avant de ravir une déesse brune pour l'emmener au fond de ma grotte de faune au vît dressé, en semant la police par les passages secrets des égoûts.

Je vais chercher ma fille  dans ma 205 rouge, elle m'a déçu, pour me détendre, je vais jouer de l'accordéon avec ma bande dans une église. On chante et on gueule.

Pour la beauté du geste, je tue un homme d'un coup de stylet dans la carotide et je le prépare pour qu'il devienne moi.

Je meurs encore une fois abattu par les gardes du corps sur l'avenue des Champs Elysées. Mais j'ai eu ta peau, vieille canaille.

Je simule mon dernier souffle à coté de ma nièce mademoiselle la Mort.

Vingt minutes et nous ne nous reverrons plus, que dire dans ce laps de temps à la femme de sa vie alors que la ville s'étend autour de nous et qu'elle ira se fracasser sur le trottoir.

Je vais finir la nuit dans une nouvelle famille. Céline ramène la limousine. Elle met son masque. Dialogues de moteurs.

Les gagne-misère, tome 1

Gérard Boutet Les gagne-misère (Jean-Cyrille Godefroy éditeur), paru en 1985.

Note: j'ai trouvé le livre à la bibliothèque, mais l'ensemble a été réédité chez Omnibus, ces pléiades du pauvre, ces gros bouquins bien copieux: 
- Paroles d'anciens, 26 euros.  

Peu à peu, les visages s'estompent, les voix se taisent, la vie moderne, celle d'aujourd'hui, recouvre le passé.

Gérard Boutet rencontre des hommes et des femmes au cours des années 1983-1984, souvent l'été, en Sologne. Il y a donc 30 ans. Leur visage est en médaillon en tête de chapitre, avec leur nom, leur lieu d'habitation et leur âge. Ils témoignent à l'hiver de leur vie.
Métier après métier, grâce aux cartes postales anciennes qui illustrent le livre, se met en place un monde en noir et blanc où les gens portent des sabots en guise de souliers, mangent leur quignon de pain noir et se louent dans les fermes à la journée. Et dorment parfois dans la paille au hangar.

Ce sont des figures qui émergent le temps d'un portrait-témoignage de quelques pages et se mettent à vivre pour nous, entre la description précise d'un métier oublié (travail du cordier, bâteau de pêche et filets du pêcheur de saumon sur la Loire) et des anecdotes qui disent la dureté des rapports de classes sociales.

Nous voyons la ravaudeuse qui va en sabots sur les chemins gadouilleux et ne revient qu'à la nuit noire. Le vieux vigneron  qui meurt asphyxié dans les vapeurs suffocantes du moût en piétinant le raisin au fond de sa cuve. L'ennui du gardien de mouton qui dispose tout de même de sa cabane pour s'abriter. La pénibilité du tondeur de moutons avec le suint des bêtes qui lui brûle la peau. L'habileté obligée de la barbière-perruquière armée de son coupe- chou tranchant. Jadis, les gens se faisaient raser, c'était trop dangereux de le faire soi-même.

C'est le tireux de cailloux qui peine dans sa carrière, rempierre les chemins et se désaltère avec un gratte-gosier de sa confection, une lavasse de pommes fermentées mises à fermenter.
On redécouvre la safranière qui épluchait les fleurs, la cueilleuse de perce-neige, la jeune gardeuse d'oies méprisée par ses maîtres.

Les gens ont un autre usage des objets: une paire de sabot fait deux mois, la réparatrice de parapluie remplace les branches tordues ou cassées de l'objet.

Nous imaginons la silhouette et le regard attentif du maréchal-ferrant avec son tablier qui prend le temps de regarder s'éloigner la bête tout juste ferrée afin de s'assurer que rien ne cloche. Ils avaient tellement de travail que la forge se doublait souvent d'un café.
Le dernier tiers du livre se consacre aux métiers du bois: le métier dangereux de l'élagueur qui doit aiguiser ses griffes de montée, se sangler au tronc pour aller écimer l'arbre. Le débardeur-roulier qui fait un voyage par jour pour le roulage des grumes. Son cheval durait douze ans environ, on le ménageait, anecdote de la saignée quand le cheval se trouvait saoûl de trop d'avoine. L'écorceur qui vivait dans sa hutte de branchages dite cul de loup et dormait sur son lit: un grillage tendu entre quatre piquets.

Comment faire du charbon de bois, avec quel bois ? Norbert Niveau l'explique à l'auteur, branches de charme, brasier qui gronde sous une carapace de terre. Et on apprend que fabriquer des balais donnait du travail pour toute l'année.

Voilà un livre qui nous rappelle combien notre époque de malaise et de dépression a gagné en confort, en temps libre et en distractions. Ceux qui pestent contre le système et la démocratie manquent de la vision historique qui permet de relativiser et de remettre en perspective.  Le monde décrit s'étale sur le siècle précédent, on dirait presque le moyen-âge...la mécanisation, l'urbanisation et l'informatisation sont passés par là. Les deux guerres mondiales, à chaque fois, provoquent une accélération de la société. Ça laisse pensif... Une chose est sûre: ce n'était pas mieux avant. Gérard Boutet a fait œuvre modeste et essentielle de sauver des souvenirs, des récits de vie quotidienne et un vocabulaire.