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mardi 29 avril 2014

Nos vies quotidiennes

Sociologie de la vie quotidienne  de Claude Javeau  Que sais-je ? PUF (2003).
réedité en 2011

Qu'est-ce que la vie quotidienne ? 

Cela semble vaste, très vaste...Ce que je mange au petit déjeuner, comment je me rends à mon travail, quel est mon comportement si je n'ai pas de travail, ce qui se dit autour de la machine à café, comment j'occupe ma soirée, avec qui - conjoint, enfants, amis...

Ce petit livre démonte le moteur qui entraîne tous nos gestes machinaux, ceux qu'on fait sans y penser . Il lève le voile sur le squelette de notre vie de tous les jours.

Le temps (une de nos plus précieuses ressources)
Tout d'abord, la vie quotidienne, c'est du temps social, le 4è temps en quelque sorte après
- le temps cosmique  (saisons, marées, cycles lunaires...°
- le temps biologique ( digestion, battement d'une paupière, pousses des ongles, règles)
- le temps psychique ( la façon dont nous appréhendons la durée).

Nous avons appris le temps social comme nous avons appris à compter et à lire. La société nous impose les mêmes unités de mesure sinon nous ne pourrions pas interagir ensemble.
Il y a le temps obligé ( le travail), le temps libre (loisir), le temps contraint (achats, démarches administratives, soins aux enfants...) et le temps de nécessité (sommeil, repas,...)
Les plus "fortunés" en temps ne sont pas forcément les mieux lotis sur le plan financier. Les plus aisés financièrement sont parfois pauvres en temps.

Mais le temps, c'est aussi de l'espace. Nos parcours dans cet espace peuvent être déterminés (maison-travail-courses), semi-déterminés (rendre visite à des parents, des amis, partir en vacance), ou libres (randonner sans but par exemple, partir au hasard). Le temps libre du prisonnier ou du malade dans son espace confiné sera dit aliénant.
L'auteur termine ce premier chapitre en traitant des rapports entre profane, sacré et la fête.

 Moi et les autres. 
Se socialiser, c'est puiser dans un stock de connaissances disponibles. L'individu est tributaire des autres pour cette information qui va lui permettre d'interpréter les situations de la vie quotidienne. C'est le sens commun.
Il cite Alfred Schütz:
 « On m'apprend non seulement à définir mon environnement, mais aussi quelles constructions mentales typiques je dois concevoir en accord avec le système de significations légitimes qui sont acceptées du point de vue anonyme et unifié du groupe d'appartenance. »
« Il y a un noyau relativement petit de connaissance qui est clair, distinct et consistant par lui-même. Ce noyau est entouré de zones présentant des gradations variées de vague, d'obscurité, d'ambiguïté. Ensuite viennent les choses prises comme allant de soi, de croyances aveugles, de simples suppositions, de choses devinées, zones dans lesquelles on se contentera d'engager sa confiance. » (p.37)
Mais pour que j'accepte de suivre les règles qu'on m'a appris, il faut que je leur trouve du sens. C'est la légitimation. Berger et Luckmann dégagent 4 niveaux de légitimation (p.51):
- Le langage (le père, avec ses attributs d'autorité, est celui dont il est dit qu'il est le père et cela suffit)
- Les propositions théoriques rudimentaires (proverbes, dictons, aphorisme, "mieux vaut être seul que mal accompagné")
- Les théories explicites (le droit , les règlements, les codes)
- Les univers symboliques : les religions, les visions du monde (le Parti, la Cause), la Science, la Littérature pour moi qui aime me définir comme un littéraire...
Ces 4 niveaux se combinent pour permettre à la société de maintenir un tissu social donné.

Le monde comme théâtre. 
Je suis un piéton qui se rend d'un point à un autre, de ma naissance à ma mort. Si je rencontre quelqu'un, c'est un épisode, si il y a plusieurs épisodes, on dit qu'il y a une situation. Je dois croire que ces situations ont un sens pour les poursuivre. J'admets qu'elles sont réelles:  «...les situations sociales n'ont pas d'autre réalité que celle qui leur est conférée, en raison d'une définition commune, par ceux et celles qui y prennent part. »
Définir et respecter une situation permet de conserver le lien social. Il y a parfois un décor et un script imposé, une réunion, une cérémonie. Il y a parfois un décor imposé et un scénario libre, un rendez-vous. On dégage ainsi quatre types élémentaires de situations.
Ensuite Claude Javeau s'appuie sur Erving Goffman pour nous montrer la vie de tous les jours assimilée à une scène de théâtre.
Il y a la scène où nous jouons un rôle et la coulisse où nous sommes naturels. Nous devons respecter une loyauté dramaturgique (ne pas trahir de secrets), une discipline dramaturgique (être capable de faire taire ses sentiments spontanés), une circonspection dramaturgique (prévoir, fixer d'avance). Ce sont les règles de surface d'une société donnée qui lui permettent de tenir.

Comme les rituels de présentation et d'évitement. On garde une certaine distance en se présentant, on attend un accusé de réception. Et quand on évite l'autre, on se met en scène, pour ne pas que sa "sphère idéale" soit violée, mais aussi pour ne pas violer la sienne. Il s'agit d'un "complot social" visant à colorer de confiance les relations sociales.
Ce chapitre se clôt sur le stigmate ( reconnaissance ou révélation d'un attribut qui entraîne le déclassement d'un individu, il peut être visible, invisible, moral, social....)

Le dernier chapitre s'appelle Aliénation et résistance.
 Comment les individus montrent leur autonomie résiduelle: une capacité de résistance aux injonctions de l'ordre établi, un quant-à-soi qui permet de n'en penser pas moins.
Comment affirmer son irréductible singularité ? Il y a des tactiques: résistance au changement, affirmation des différences, prise au sérieux de l'insignifiance (ex: télé-réalité, sport de masse, vie privée des politiques)
D'ailleurs l'auteur conclut à propos de la duplicité de l'individu  que la vie quotidienne, vue sous un certain angle, est un tissu de mensonge.

Nous sommes des piétons qui bricolons nos espaces de liberté dans les marges résiduelles que nous laisse le dispositif de domination qu'est la société. Certains ont plus de chance et de compétence que les autres, il peuvent explorer des possibles. D'ailleurs, cette capacité n'est pas réservée aux plus riches, " mais plutôt à ceux ou celles qui peuvent convertir le capital à dominante symbolique qu'ils ou elles détiennent en disponibilités temporelles. "

La sociologie de la vie quotidienne est d'abord une sociologie de la temporalité, à la fois des permanences et des changement perpétuels. 
On le voit, encore un petit bouquin plein de grandes idées, c'est très théorique. Mais on peut rattacher à chacune de ces idées des événements concrets de notre quotidien. Il permet de mettre des mots sur des choses ressenties et qu'on peut avoir du mal à formuler. Je vais essayer de faire un deuxième billet d'exemples. Encore une belle boîte à outils que j'ai terriblement résumé. Cette obsession de vouloir faire tenir un livre dans un billet de blog...

jeudi 24 avril 2014

Malone meurt de Beckett

Malone meurt, de Samuel Beckett, 1948, Editions de Minuit. 


Beckett va à l'essentiel pour dire le sentiment d'inadaptation, il invente des phrases nues dites par une conscience malheureuse qui semble ne même pas savoir si elle a un corps. Il part du réel le plus terre à terre, un quotidien gris et réduit pour aller jusqu'à une sorte d'abstraction. Les phrases sont comme des silex taillés qui affirment la primauté du langage. Il sort l'invisible de son gris pour lui donner corps par les mots. Et cet invisible, c'est l'absurde de nos vies qui vont vers leur mort. 

Voici quelqu'un qui nous dit, sans rien affirmer, qu'il sera bientôt mort. Il se décrit comme un impotent paralysé sur un lit, il ramène à lui les objets grâce à une perche. Dire, dédire, se contredire dans la même phrase ou dans la phrase suivante. En gros: j'existe, mais je pourrais très bien ne pas exister.
« Je me dis nonagénaire, mais je ne peux pas le prouver. Je ne suis peut-être que quinquagénaire, ou que quadragénaire.»
Tout le roman n'est qu'un va et vient entre la vie très réduite du grabataire dans son lit, son regard sur les objets qui l'entoure et les histoires qu'il invente dans son petit cahier. Sont-elles vraies, sont-elles fausses ?
Souvenirs d'enfance ? Malone etait-il Sapo, fils de mr et madame Saposcat, Malone est-il Macmann ?

Si on essaie de comprendre le roman d'un point de vue rationnel, il s'agirait des derniers vagissements d'un vieillard grabataire dans une chambre d'hospice. Tel qu'il le décrit de son point de vue sur le monde rétréci, on le croit chez lui, dans sa chambre close. Il ne sait pas qui vient lui servir la soupe.

Il raconte l'histoire des Saposcat. Et celle de leurs voisins, les Louis. Le gros Louis tue les cochons et ne parle que de ça. Le gros Louis enterre un mulet avec son fils et il creuse le trou bien profond pour contrer la tendance des enterrés à remonter.
Puis le narrateur revient à sa chambre, les bruits reprennent avec une force étrange, le portail en fer, les arbres qui ont leur façon de crier. Il ignore à quel étage il se trouve. Il passe en revue le petit tas de ses possessions, il décrit son système de nutrition et d'élimination. Chez lui, il ne fait jamais clair, il vit dans une sorte d'incandescence grisâtre. Quand il oublie d'écrire dans son cahier, cela donne cette phrase: « Je viens de passer deux jours inoubliables dont nous ne saurons rien. »

Il s'appelle Malone à présent (p.79). La fenêtre est en quelque sorte son ombilic. Et il voit « ...luire aux confins de ces inquiètes ténèbres comme des ossements...». Il n'est plus qu'un vieux fœtus qui se demande s'il n'est pas mort à son insu. Qui rêve d'immenses fougère claquantes ou de steppes battues par la tempête. Il est seul et immobile au bord de la folie de son dédale imaginaire où les mots sont choses, prétexte à rebondir.
« Et il en est peut-être là de son instant où vivre est errer seul vivant au fond d'un instant sans borne, où la lumièrene varie pas et où les épaves se ressemblent. Les yeux à peine plus bleus qu'un blanc d'oeuf fixent l'espace devant eux, qui serait alors le plein calme éternellement des abîmes. »
Il voit le ciel du vieux rêve, "les spasmes des vagues dont nulle ne bouge sans que toutes les autres en bougent d'autant..."
Il s'interroge sur la signification des cadrans. Il dit tant de choses, qu'y-a-t-il de vrai dans ce babil ? Il invente un verbe: "défungeons d'abord".

Il conte l'histoire de Macmann surpris par la pluie loin de tout abri, qui se couche sur le ventre. Il est lui-même surpris de son idée. Macmann qui a bien essayé de travailler, mais qui est incapable de biner sans tout dévaster.
Puis le narrateur revient à ses possessions, le lit, l'armoire, les couvertures, le cahier qu'il cache, la mine qui ne lui sert à rien sans le cahier. Ses impressions, des hypothèses.

Le roman va sur sa fin, il se boucle. Ce gisant est peut-être Macmann dans l'asile. Servi par Moll, une vieillarde à la canine branlante qui lui apprend à se laver, qui lui apporte son chapeau sorti du fumier. Elle contemple avec attendrissement le vieux visage ahuri qui se détendait. Ils s'accouplent. Ils manquent d'expérience tous les deux. Moll perd son chicot-crucifix, elle commence à sentir, elle est sujette à des vomissements, et un jour on vient annoncer à Macmann qu'elle est morte.

Lemuel, bête et méchant, la remplace. La douleur physique lui est d'un précieux secours, il se donne des coups de marteau sur la tête. Malone se demande comment il fait pour être encore vivant, sans manger « Je dois m'abreuver par en dedans, à mes sécrétions ». Et la fin arrive, une excursion dans l'île, le petit monde rassemblé, une corde reliant leur cheville. Et c'est sa vision de la mort, une barque remplie de corps grisâtre qui s'éloigne du rivage, les rames qui traînent dans l'eau sous la nuit parsemée d'absurdes lumières.


vendredi 18 avril 2014

Le sang, le feu et la mort, suite du Trône de fer...

Georges R.R. Martin, Le Donjon rouge (1997)
(Le Trône de fer 2) traduit de l'américain par Jean Sola (Pygmalion)

Pas facile de s'y remettre quand on connaît l'histoire. Les deux premiers tomes du Trône de fer couvrent la première saison de la série télé avec ses événements terribles: une décapitation et la naissance d'animaux fantastiques...1000 pages environ contre 10 heures de film.
Critique du premier tome: Trône de fer, fureur médiévale

Si vous regardez la série et que vous vous sentez frustré à la fin d'une saison, plongez-vous dans la lecture. Là, nous sommes au plus près des personnages, nous vivons dans la boue des batailles, nous voyons le sang couler, les chairs brûler (trois méchants d'ailleurs) nous découvrons ce qui se cache derrière la colline. Comme un livre dont on est le héros. L'imaginaire du lecteur est actif .

Au cours de cette lecture, j'ai traversé des bois ténébreux en respirant l'arôme de résine et d'aiguilles fraîchement tombées, le parfum des feuilles mortes, d'humus et de fermentation, émerveillé par la toile de l'araignée-césar. La forêt se refermait sur moi, des mendiants m'ont attaqué, déserteurs de la garde de nuit, heureusement, les chiens-loups sont là.
Corbeaux et corneilles vivent parmi les hommes, l'un joue les mainates chez le vieil homme, l'une parle à Bran "le brisé" dans ses rêves: « C'est la magie que je veux apprendre. La corneille m'a promis que je volerais.»

J'ai été enfermé dans une cellule en pente douce ouverte sur un vide immense, craignant de m'endormir et de chuter, soumis aux griffes aiguës de la bise...Comment je m'en suis tiré face à la folle, je me le demande encore. Mais j'ai des ressources insoupçonnées malgré ma petite taille, je m'appelle Tyrion Lannister. Et j'aime chantonner la chanson de Myr « La première fille avec qui j'ai couché la fredonnait sans cesse et je n'ai jamais pu l'extraire de ma cervelle.» Les circonstances autour de ce "premier amour" mériteraient d'être contés, c'est dans le roman...
épisode 6 saison 1


J'ai été un homme d'honneur et mon coté psychorigide m'a coûté ma tête...Pourtant j'avais compris la vérité, et pourquoi on avait jeté mon fils dans le vide. J'ai été assez bête pour dire à la femme incestueuse que je connaissais son secret. Et mon idiote de fille qui révèle notre fuite à la méchante reine. Et j'en rajoute une couche en faisant confiance à l'amoureux déçu de ma femme, faisant exterminer tous mes fidèles gens dans "un concert inouï d'imprécations rageuses, de grognements de douleurs, de râles et de cris d'agonie". Avec des ennemis pareils, on se dit que les Lannister ne risquent pas grand-chose...

Heureusement, mon fils Robb Stark est un bon stratège malgré ses 16 ans. Il tient des conseils de guerre en posant une carte de cuir sur la table dont "il mate le redéploiement maniaque en déposant son poignard." Exemple de détail écrit qui nous fait sentir la scène et son ambiance. Et ma plus jeune fille prisonnière de Castral Roc sait filer, vite comme un daim, silencieuse comme une ombre. Elle n'hésite pas à tuer son premier homme...Les plus jeunes, victimes de la brutalité des adultes, s'ensauvagent, comme Rickon,  qui pressent la mort de son père au fond du caveau des Stark.

Et mon autre fils, Jon Snow, le bâtard, prête serment à la Garde de nuit auprès de l'arbre-coeur car le sang des premiers hommes coule dans le sang des Stark. Il devient un veilleur du rempart et lutte déjà contre la chose aux yeux bleus qui veut la mort de Ser Mormont. Comment fait-on pour tuer un mort-vivant super coriace ? L'hiver approche....

Le roman nous donne deux batailles très bien rendues. L'une vécue de l'intérieur par Tyrion et sa bande de barbare dépenaillés. Piégé par son père, le nain va prouver qu'il vaut mieux que de la pâture à corbeaux... Sur plusieurs pages on vit la fureur des combats, comme si on y était.
L'autre scène, vue de l'extérieur par Catelyn qui assiste à la victoire de son fils et la capture du Régicide. L'attente de la bataille - des éternités s'écoulèrent...Les bois murmurants parurent exhaler tout leur souffle d'une seule haleine- fait qu'on est presque en temps réel avec eux.

Les personnages sont terriblement humains: ils passent leur temps à faire des erreurs et à essayer de les réparer. Quelque soit leur expérience: on l'a vu avec Ned Stark arc que bouté sur son honneur. Nous voyons Tywin Lannister le chef de guerre pécher par arrogance et son fils Jaime paie son impatience. Khal Drogo combat sans armure mais même chez les barbares bodybuildés durs au mal une plaie peut s'infecter . Daenerys essaiera de le sauver en faisant confiance à une magicienne que ses hommes ont violé, ce n'est pas une bonne idée. Jon choisit de déserter,etc...
Daenerys, la seule à résister aux flammes...
Bref, un bon moment de lecture et un curieux dilemme: je n'étais pas vraiment en manque, je me suis forcé en espérant rattraper la série et prendre de l'avance. Et puis, mon billet sur le premier tome est assez lu. Mais si je compte bien, pour me mettre à niveau, il faudrait que je lise encore trois ou quatre tomes de 500 pages chacun. Je suis tellement éclectique que ça risque de poser problème...On verra.







jeudi 3 avril 2014

L'exil intérieur de l'homme moderne

L'EXIL INTÉRIEUR de Roland Jaccard, schizoïdie et civilisation. 
(Points Seuil- Anthropologie, Sciences Humaines)
 La maladie comme dernier refuge de la créativité.
Allez, un petit bouquin de 150 pages, ça va se lire vite, et on va faire un petit billet rapide, se dit le blogueur....Hum, raté.
Quarante ans après, l'essai de Roland Jaccard reste un modèle de lucidité, une stimulation intellectuelle et iconoclaste qui mérite d'être lu. Et j'insiste sur la dénomination du livre: c'est un essai, un livre qui n'affirme rien mais essaye de prendre un cliché de la civilisation dans un moment donné. (D'ailleurs, l'auteur, effrayé par le succès du livre, inquiet d'être prisonnier des thèmes développés, déclara dans une préface ultérieure qu'il fallait être capable de changer d'idées comme de chemise.)
Un livre qui frotte les idées comme des allumettes, qui fait se rencontrer plein d'auteurs et inventeurs de concepts: Thomas Szasz, Georges Devereux, Freud, Norbert Elias, Kostas Axelos...

Après Le monde extérieur de Michel Houellebecq (billet précédent), voici L'exil intérieur, beau titre. Comme souvent, les livres se répondent. Le personnage houellebecquien incarne à merveille cet homme de la modernité décrit par Rolland Jaccard en 1975:
Un homme faible, désarmé, comme châtré. Il est l'homme de la technologie froide et des affects morcelés qui cherche dans l'animal domestique un "super-gadget" - c'est pour l'homme sédentarisé et comme désincarné par la mécanisation, une merveille d'automatisme, une force dont la complexité, la souplesse, ne peuvent être égalées. 
Et page 108, à propos des clubs de vacance, on dirait du Houellebecq avant l'heure, écrit trois ans avant la sortie des Bronzés...:
...prolifération des clubs de vacances et de loisirs qui sont de véritables cliniques d'oubli pour les grands blessés psychiques de notre société. Là, des infirmières et des moniteurs brevetés prennent en charge ceux qui sont devenus de véritables malades, leur assurant pendant quelques semaines une vie végétative parfaite  et un supplément de félicité sensorielle qui correspond pour l'inconscient à une régression préœdipienne. 

Tout d'abord, Jaccard remarque que le médecin s'est substitué au prêtre, l'idéologie médicale domine notre époque. Il faudrait changer l'attitude de l'être humain sur la maladie, la considérer comme une création. Au lieu de chercher les coupables tout désignés, nos "sociétés techno-bureaucratiques et social-capitalistes":
 Ne sont-ce pas elles qui fournissent un contingent sans cesse croissant de malheureux aux gigantesques machines à analyser (et à guérir ?) qui ont été mises en place, sous forme d'offices médico-pédagogiques et de polycliniques psychiatriques, par des gouvernements prévoyants ?

Puis l'auteur regarde notre civilisation à la lecture de Freud. La civilisation repose sur le refoulement des instincts sexuels et agressifs.
 Il faut admettre, dit Freud, que la fonction sexuelle a sensiblement diminué d'importance en tant que source du bonheur; rien d'étonnant à cela: le bonheur n'est pas inscrit dans le programme de la civilisation. D'où la grande différence entre le barbare et l'homme civilisé: le premier cherche le plaisir, le second cherche à éviter le déplaisir. (p.29)
 La société a la mainmise sur l'individu par l'intermédiaire du sentiment de culpabilité. Nietzsche:

«Ce qui fait le contenu de la conscience, c'est tout ce qui a été exigé de nous quand nous étions enfants, régulièrement et sans raison, par des personnes que nous vénérions et craignions. C'est donc de la conscience que vient ce sentiment d'obligation (il faut que je fasse telle chose, que je ne fasse pas telle autre) qui ne demande pas: pourquoi le faut-il ?La foi en l'autorité est la source de la conscience: celle-ci n'est donc pas la voix de Dieu dans le cœur de l'homme, mais la voix de quelques hommes dans l'homme. »

Solutions: la sublimation ou les plaisirs substitutifs comme le tabac ou la boisson.

Qui est l'homme de la modernité ? Quelqu'un qui vit dans le monde du chacun pour soi, du chacun chez soi. La dimension du privé, du personnel, de l'intime l'emporte sur celle du communautaire, du social, du collectif.

Qu'est ce qui mène à ce modèle de civilisation ? On a créé un mur entre les corps. Il cite Norbert Elias qui a montré dans La civilisation des mœurs que beaucoup de choses qui nous paraissent normales sont en fait récentes dans notre temps d'homme: les notions de pudeur et de nudité, la honte, la fourchette, le mouchoir, la chemise de nuit: ce sont des instruments de civilisation qui dressent des murs émotionnels entre l'homme et son propre corps. (p.52)

Pareil pour l'agressivité et la violence.  Elle est aujourd'hui auto-contrôlé, sur-contrôlé, et nous avons peine à imaginer ce qu'était une société violente. Comme le dit Elias, nous sommes des enfants de chœurs par rapport au passé; seul l'Etat, qui a le  monopole de la violence légale, peut encore y recourir.

Les mœurs se sont adoucis grâce à la maîtrise de soi et à l’auto-contrainte qui nous modèle. Le processus de civilisation a pacifié des zones dangereuses. L'éducation a joué son rôle (c'est pour ça qu'un seul pédagogue est plus utile que cent policiers. p.73) Mais à la place de l'agressivité apparaît la culpabilité, qui ruine chez l'individu toute possibilité de bien-être psychique.

Au chapitre suivant, Jaccard rappelle le succès hallucinant qu'ont connu les thèses médicales de Tissot sur les dangers de la masturbation qui ont culpabilisé des générations entières sur trois siècles. Un délire médical collectif.

Pour Thomas Szasz,
 « ...en même temps que les hommes cessaient de croire au démon, à la sorcellerie, il se produisait, dans l'explication que l'homme cherche toujours à donner du mal, un déplacement. Ce n'était plus à un pacte avec le diable ou à de malveillantes sorcières et ensorceleuses que l'homme attribuait ses maux, mais à la masturbation. La figure du médecin supplantait celle du prêtre et le bouc émissaire, après la sorcière, devenait le masturbateur dont le symbole est le fou se masturbant dans l'asile. Quelque chose ou quelqu'un -le diable, la masturbation, la maladie mentale- interviennent toujours pour obscurcir, excuser et expliquer l'inhumanité de l'homme.

Pour Szasz, l'idéologie médicale a pour but de médicaliser de plus en plus la société, de même que le but du christianisme était d'évangéliser les esprits. Le christianisme y parvenait en considérant tous les hommes comme pécheurs (doctrine du péché originel) et en leur laissant croire qu'ils ne pouvaient être sauvés que par l'Eglise. La médecine, elle, considère tous les hommes comme malade (l'hypothèse masturbatoire étant reformulée aujourd'hui dans le sens de la maladie mentale) et ne pouvant être guéris qu'avec l'aide de la profession médicale. p.92
La dernière partie du livre va traiter de l'exil intérieur proprement dit, la schizoïdie de civilisation à la lumière de l'ethnopsychiatre Georges Devereux.

«...l'homme de la modernité est volontiers schizoïde; incommunicabilité, solitude, ennui, morosité, dégoût, ces maîtres mots de sa détresse subie et acceptée résument son expérience. Et, du cabinet du généraliste, comme du divan du psychanalyste, s'élève la lugubre complainte des incompris, des angoissés, des suicidaires, des insatisfaits, des dépressifs, des laissés-pour-compte...comme si l'homme de la modernité s'appréhendait essentiellement à travers ses troubles, ses symptômes, ses désordres biologique et/ou psychiques. La maladie comme dernier refuge de la créativité. » p.98
« Chaque société a les fous qu'elle mérite; la nôtre produit des schizos éteints, englués dans leur misère psychologique, coupés d'autrui, dissociés, de même qu'elle produit des individus éteints, englués dans leur misère psychologique, coupés d'autrui, dissociés. La différence n'est que de degrés. »
« Revenant après quelques jours ou quelques semaines d'un pays dit sous-développé où, malgré la misère, la vie est encore chaleureuse, on arrive un beau matin à Orly; on prend le métro; on observe; et on est saisi d'effroi et de stupeur en regardant ces visages figés et cadavériques qui se déplacent à un rythme rapide et stéréotypé dans un mutisme parfait. Comment ne pas songer alors à ces schizophrènes chroniques, ces schizos éteints, que l'on voit déambuler sans fin dans les couloirs de l'hôpital psychiatrique ? » 
Nos exutoires, inspiré par François Laplantine:

L'avertissement de Georges Devereux:
« Notre société devra cesser de favoriser par tous les moyens le développement de la schizophrénie de masse, ou elle cessera d'être. S'il est encore temps de recouvrer notre santé mentale, l'échéance est proche. Il nous faudra regagner notre humanité dans le cadre même de la réalité, ou périr. »
Pour Thomas Szasz, le malade mental est un individu qui refuse de se conformer à un rôle social, élaborant une néoréalité délirante, il se trouve dans la situation du prisonnier qui creuse un tunnel pour fuir sa geôle et qui aboutit dans une autre cellule.
C'est pour cela qu'il développe le concept d'antipsychiatrie. On ne doit pas porter de diagnostic sur le sujet, sinon, on le chosifie, on l'invalide socialement en le faisant rentrer dans une classification.

Le dernier chapitre traite de la normalité. Qu'est-ce qu'être normal ?
 Pour l'idéologie psychiatrique, l'individu normal est effectivement bien adapté, respectueux de la hiérarchie sociale, des codes sociaux, doté d'un moi fort, d'un certain degré de rationalité...A l'opposé, l'individu anormal est décrit comme un être immature, doté d'un moi faible, labile, se maîtrisant mal et dont la raison est infiltrée de fantasmes. Entre le normal idéal et l'anormal irrécupérable, il y a une échelle qui nous conduit du petit névrosé, en passant par l'artiste -justifié par ses productions- et l'adolescent en rupture de ban, aux grands malades mentaux. p.139
Ce qu'on peut dire pour conclure, c'est que l'homme de la modernité de 2015 ressemblera comme à un frère jumeau à celui de 1975. Sauf qu'il a pris du bide et que son smartphone a remplacé les mots croisés dans les transports en commun.

- Roland Jaccard a un site et un blog mis à jour. Et il n'hésite pas à être scandaleux (exemple).