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mercredi 28 mai 2014

La magistrature sociale du RMI



Astier Isabelle, Revenu minimum et souci d’insertion, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Sociologie économique », 1997, 276 p.

1989. La sociologue Isabelle Astier participe à la mise en place des commissions locales d'insertion au tout début du RMI. Elle nous livre ses observations comme chargée de mission auprès d'un préfet pendant cinq ans.

Le RMI est la première aide sociale qui puisse être attribuée à des personnes valides, aptes physiquement au travail et qui n'ont pas d'enfants.
C'est l'adaptation de la société à la dégradation du salariat et aux crises successives. Le système de protection sociale ne peut plus être envisagé sur la base de l'emploi à temps plein et sur le modèle familial parents-trois enfants.
Elle souligne que la précarité des années 70-90 n'a pas le même sens que dans les années 30 où le droit social était inexistant: c'est une précarité protégée.

En contrepartie, le revenu demande un effort d'insertion à l'individu, ce qui implique un renforcement de la tutelle administrative et morale. Isabelle Astier va définir ce qu'elle appelle une "magistrature sociale".
A la logique du guichet se substitue celle de la magistrature sociale, cette capacité de différencier les situations individuelles, d'exercer un jugement sur chacun. Contrairement au guichet, la magistrature sociale a le souci d'examiner, d'explorer, de mesurer, de soupeser la vie des candidats à l'insertion. p.43
Pour insérer l'individu, il est nécessaire d'avoir un récit de vie, une évaluation de ce que dit la personne. Aux débuts de cette aide sociale, la question revient sans cesse: jusqu'où exposer la vie des gens. Nombreux débats à l'Assemblée nationale, les députés se battent pour que les dossiers soient anonymes.

Le RMI bouscule également le travail social. Les travailleurs sociaux sont obligés d'abandonner un peu du secret professionnel, certains observateurs s'en réjouissent car cela permet à d'autres membres de la société civile de donner leur avis sur l'insertion.
« Fini le huis clos qui interdisait le moindre débat public sur les actions à mener à l'égard du pauvre économique. Enfin, la lumière pouvait publiquement éclairer des situations précises, faire le tour des problèmes individuels afin que la collectivité puisse y adapter des procédures, examiner les freins rencontrés par les individus pour mieux les dégripper. »

Elle rend compte des conflits, des soupçons, des tiraillements entre le "social" et les élus locaux, entre les assistantes sociales et les gens de la CAF, les travailleurs sociaux et l'ANPE, entre les gens de terrains et les gens de dossier, entre les élus locaux et les élus nationaux....Une sorte de contamination du stigmate, le travailleur social étant parfois soupçonné d'être de mèche avec le "cas social". Les débuts du RMI sont un laboratoire, il y a du bricolage.

Le RMI met les pauvres en lumière car il est l'objet d'un nombre très important d'évaluations politiques.
L'auteur passe en revue les tentatives de catégorisation. Chaque département utilise ses propres outils. Elle souligne le caractère insatisfaisant de ces typages face à l'hétérogénéité des allocataires du revenu.

Le RMI a fait surgir une catégorie de population invisible jusqu'ici: la figure de l'homme célibataire, solitaire. L'auteur parle même de "continent noir", d'insertion "casse-tête".  p.111
Les CAF en viennent à tirer la sonnette d'alarme: le RMI, mis en place en priorité pour les familles pauvres ne touche pas sa cible.
« Beaucoup se trouvent  juste au-dessous  ou juste au-dessus du plafond suivant les mois. Les aides légales  de I'Aide sociale, notamment  I'allocation mensuelle  de l'Aide sociale à l'enfance, leur permettent de se "débrouiller" sans faire appel au RMI. »
Note: on observe un non-recours similaire 20 ans plus tard avec le semi-échec du RSA activité.

Avant, ceux qui formaient le cœur de l'intervention des services sociaux, c'était la mère et l'enfant. L'homme était le grand absent.
 « Au démarrage du revenu, lorsque les premiers contrats d'insertion passés avec des familles ont été présentés, cette absence des pères a rapidement été relevée par les commissions. (...) Peu à peu les services sociaux ont été poussés à tenir compte de l'homme dans leurs interventions. »
Cela aboutit à un durcissement des rapports entretenus avec les familles.
«Le fait que l'assistante sociale s'intéresse subitement aux activités de l'homme de la maison est donc tout à fait incongru pour nombre de familles.» p.229

Elle note également que le taux de mortalité est deux à trois fois supérieur chez les RMistes que dans la population locale. L'alcool tient une place importante.

 Ce que j'en pense
C'est très intéressant de se plonger dans l'histoire récente. L'observation du réel provoque chez l'auteur plus de questions que de réponses. Le système est forcément imparfait, à l'image de la démocratie, et des individus qui la compose.
Ce livre rend compte du travail visible et invisible qui s'opère dans un État-providence qui tente de s'adapter au réel. Nous passons des récits de vie à propos des gens qui passent dans les commissions aux débats entre parlementaires. La principale qualité de ce livre est de faire prendre conscience des strates de la société, des tensions entre les métiers, des disciplines qui se partagent des dossiers.
Depuis, le RMI a été remplacé par le RSA, au champ plus large. Les commissions locales d'insertion n'existent plus sous la forme décrite par le livre. Il est probable que beaucoup d'observations et les questionnements restent pertinents.

Une conclusion:

« Le paradoxe de la dette s'exprime dans tous les matériaux exposés sous la modalité de la gêne. Ce malaise à plusieurs  visages transpire  des échanges  verbaux ; malaise  d'accorder  un revenu, les yeux clos, au nom du principe du droit; malaise de ne pas renouveler un contrat d'insertion au nom de la mauvaise volonté du sujet; inquiétude d'avoir construit un récit public fort éloigné de la réalité qui nous rattrapera  à la prochaine commission; petite gêne d'avoir avancé pour l'un le principe de charité  parce  qu'on le "connaît bien" et, pour l'autre, le principe du contrat le liant à une obligation de travailler. Au total, gêne d'avoir plusieurs mesures de la dette. 
Sauf exception, il faut malgré tout souligner un souci constant  :faire que la dette, quelle  qu'elle soit, ne se transforme pas en une nouvelle insécurité. C'est ce qui est le plus frappant. (...) 
Pour échapper à cette gêne, à l'anxiété où à l'angoisse de cette dette sociale est proposé régulièrement d'instaurer un revenu  universel, sans condition. Mais que  peut signifier un revenu nu, échappant à la symbolique de l'échange, dégagé de tout repère identitaire pour ceux qui sont déjà sans attaches et privés  d'information, sans repère stable concernant  I'accès à des activités  ou à des soins médicaux, par exemple ? Il est probable  que cet argent octroyé risquerait  de claquemurer irrémédiablement I'individu dans la sphère du domestique, le privant  ainsi  de la reconnaissance  publique acquise par le travail et le maintenant  dans les liens de dépendance  particuliers et fortement  personnalisés  de la sphère privée. »
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Extraits


  • Si la démocratie se fonde bien historiquement sur des plaintes sociales traduites en droit, au mieux en simple "droit d'avoir des droits", suivant l'expression de Hannah Arendt, on aura compris que le problème serait plutôt de rétablir un niveau de protection, un statut et un revenu au plus grand nombre en redéployant  les garanties attachées au travail: le droit au travail et à la protection sociale. 

  • Mais le RMI est aussi un renforcement de la tutelle administrative et morale de près d'un million de personnes (années 90). Il rend visible une pauvreté économique qui était secrètement instruite dans le bureau de l'aide sociale.

  • (...) le droit à l'insertion implique une personnalisation et une évaluation de ce que dit la personne, ses envies, ses répulsions, ses goûts, ses capacités, ses engagements, ses contraintes, ses répulsions, ses déboires et ses réussites; et, ce faisant, nous sommes en décalage avec le principe d'égalité qui veut que la justice se tienne dans le fait de traiter tout le monde de manière identique. 

  • Mais comment  en est-il arrivé là ?   ; De quoi vivait-il avant ? ;   Pourquoi  ne travaille-t-il plus ?  ; A-t-il réellement envie de travailler?; N'est-il  pas en train d'abuser  de la protection de l'État ?  ;  Au contraire, souffre-t-il, et de quoi ? Telles  sont les questions  que chacun  a en tête lors de I'examen d'un contrat d'insertion.

  • Mais cet homme seul, où se cachait-il  avant sa découverte parle revenu ? Comment  peut-on  penser  qu'il échappait  totalement  à I'action  publique,  à I'enregistrement  de I'Aide sociale,  aux maillages  du travail social qui ne l'évoquait  jamais, à I'attention publique ? Était-ce le "cas"  singulier, la figure atypique, le marginal perdu qui ne demandait rien, ou si peu ? La figure de l'individu qui, en âge de travailler, en bonne santé, masculin  de surcroît, était responsable de ce qui lui arrivait,  seul acteur  de sa déchéance ? Ici, la science de l'Etat, la statistique,  a arraché le cas à la perception individuelle pour le projeter dans une catégorie d'âge, de sexe, d'alliance.




mercredi 14 mai 2014

La Promesse de l'aube, élégance de Gary

La Promesse de l'aube, Romain Gary, 1960, Gallimard.

 On va fêter les 100 ans de sa naissance. Le bouquin traîne dans la bibliothèque.
Du même auteur sur le blog: Les Racines du ciel. 

C'est un "vieux Gallimard", au papier jauni et un peu taché,  aux pages massicotées, édité en 1960. 
Voilà un grand livre,enthousiasmant et drôle, avec un mélange de drame et de burlesque, et  des pirouettes d'autodérision qui rendent immédiatement Romain Gary sympathique. Parce que si on y réfléchit bien, on comprend qu'il avait mauvaise presse dans les années Sartre: compagnon de la Libération, militaire et fier de l'être, gaulliste, un peu vieille France.

Il construit sa légende avec ce livre, se peint en Don Quichotte plein de lucidité. J'imagine Romain Gary comme un danseur de tango, le sourire triste, le regard lointain, qui fait mine de chuter pour faire rire l'assistance. Et puis, on connaît la fin, on sait que l'auteur est allé au bout de son projet à la pointe du revolver. Juste après avoir berné le monde littéraire qui le croyait fini avec La vie devant soi. L'oeuvre montre une terrible cohérence avec l'homme.

Je feins l'adulte, disait-il...

Le livre: 
C'est un récit au cordeau, il y a trois parties et 41 chapitres introduits chacun par une phrase qui donne le ton.

Au début, je suis surpris par la limpidité du style, la facilité de lecture. Premières impressions: élégance de l'auteur, dans le style et l'attitude. Une sorte de gentleman anglais. Garder le même humour, souligner les ridicules (sa mère et lui), dans les bonheurs comme dans les revers de fortune. L'histoire avance de chapitres en chapitres qui se bouclent souvent sur eux-mêmes. Cela donne une impression d'aisance, de facilité, c'est sûrement très travaillé, mais l'auteur fait tout pour que ça ne sente pas l'effort. Une forme classique qui met en valeur un univers particulier.

J'oserais la comparaison avec le jardin à la française : une belle géométrie et régularité de la forme, la perspective des années qui passent avec le point fixe de la maman dont l'auteur va sans doute s'éloigner...Et, à l'intérieur de cette forme, on se permet le spectacle, des anecdotes drôles et tragiques. Avoir des ambitions mégalomanes poussé par la maman, mais ne jamais se prendre pour ce qu'on est pas.

RÉSUMÉ:
Roman Kacew est un futur grand homme, sa mère en est sûre: en 1932, il a gagné la médaille d'argent du championnat de ping-pong de Nice.

1944. Roman Kacew accourt vers sa mère en pleine Libération de la France. Il sait qu'elle peut être fière de lui:  il a reçu la Croix de la Libération, il est sous-lieutenant. Il a fait parler de lui en publiant  Éducation européenne, qui lui a même valu de rencontrer le premier Ministre anglais. Les journalistes viennent le photographier à la descente de son avion.

Retour dans le passé. Romain a 13 ans. Sa mère veut qu'il devienne un grand artiste. Mais il n'a aucun talent musical, et elle refuse qu'il devienne peintre, trop de héros maudits dans cet art....
« Nous nous résignâmes à la littérature, malgré le péril vénérien »


«  Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ca vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c'est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. »
La tendresse maternelle rendra toute chose Mariette, la bonne...
Pour sa mère, le jeune Romain distribuera des gifles. Il développera son sens du ridicule « J'ai appris (...) à perdre le pantalon en public sans me sentir le moins du monde gêné. »
Il voudra se suicider, sera sauvé par un chat :
 « C'était un incroyable matou pelé, galeux, couleur de marmelade d'oranges, aux oreilles en lambeaux et avec une de ces mines moustachues, patibulaires et renseignées que les vieux matous finissent par acquérir à force d'expériences riches et variées. »
Mr Pikielny, la "souris triste", croit au destin glorieux de Romain. C'est un des plus beaux chapitres (le 7) du livre et je m'en voudrais de trop en dévoiler. On se demande tout de même s'il a vraiment dit à la reine d'Angleterre....

Après la pauvreté, sa mère connaît un certain succès: Romain est couvert de professeurs. Dans la cour du 16 de la Grande-Pohulanka, à  Wilno il apprend à risquer sa vie avec la diabolique Valentine, il découvre des trésors :
« Je demeurais, assis sur la terre nue, à rêver devant les vieux atlas, les montres cassées, les loups noirs, les articles d'hygiène, les bouquets de violettes en taffetas, les habits de soirée, les vieux gants comme des mains oubliées. » 
et surtout les choses de la vie, belle leçon de style de Gary quand il parle du regard des enfants sur le sexe, sans y toucher, et en le reliant à l'art.

C'est un homme qui feint l'adulte, qui se sent vieillir et se souvient de sa jeunesse, et qui reste modeste, ne croyant pas aux conseils des hommes âgés:
« La vérité meurt jeune. Ce que la vieillesse a "appris" est en réalité tout ce qu'elle a oublié, la haute sérénité des vieillards à barbes blanches et au regard indulgent me semble aussi peu convaincante que la douceur des chats émasculés...»
L'enfant passe tout près de la mort, la mère s'endette, l'enfant guérit, il découvre avec éblouissement la mer - une paix illimitée, l'impression d'être rendu -
« Chaque fois que je la regarde, je deviens un noyé heureux. » Varsovie, puis l'exil en France, le grand pays qui doit lui apporter les succès.

A Nice, si la mère de Romain ne tirera rien de l'argenterie russe qu'elle a amené avec elle, elle prendra la gérance d'un hôtel et pourra envoyer Romain à Aix, puis à Paris, pour qu'il étudie le droit. Elle veut qu'il devienne un ambassadeur, ou consul. Mais le temps presse, le jeune homme en est conscient, car sa mère est victime du diabète et se fait des dizaines de piqures d'insuline tous les jours.

A Paris, il réussit à faire publier deux nouvelles dans Gringoire ,lien vers l'article de Wikipédia où on peut lire:
« Romain Gary publia deux nouvelles dans le Gringoire : L'Orage (le 15 février 1935), puis Une petite femme (le 24 mai 1935), sous son véritable nom, Roman Kacew. Lorsque le journal, considéré comme fortement orienté à droite, puis à l'extrême-droite afficha des idées fascistes et antisémites, Gary renonça à envoyer ses écrits, malgré l'importante rétribution versée à la publication (1 000 francs la page — six colonnes — en 1935).»
En Suède, il aperçoit sa première croix gammée sur un avion. Patriote ayant une haute idée de la France, Romain Kacew fait sa préparation militaire et il est incorporé à Salon-de-Provence comme élève officier dans l'armée de l'air. Il vivra très mal de ne pas recevoir son insigne d'officier, à cause de ses origines.
Il n'a jamais envisagé que la France puisse perdre la guerre. Ni que les généraux puissent se soumettre aux allemands.
« Cette inaptitude atavique à désespérer, qui est en moi comme une infirmité contre laquelle je ne puis rien, finissait par prendre l'apparence de quelque heureuse et congénitale imbécillité, comparable un peu à celle qui avait poussé jadis les reptiles sans poumons à ramper hors de l'Océan originel et les avait menés non seulement à respirer, mais encore à devenir un jour ce premier soupçon d'humanité que nous voyons aujourd'hui patauger autour de nous. »
Tous les généraux, sauf un : De Gaulle. Il essaie par tous les moyens de le rejoindre en Angleterre. C'est le début des noms d'avion qui parsèment le texte: Amyot 372, Bloch 210, Den-55, Dewoitine-520, Morane-406, Potez-25, Potez-540, Quadrimoteur Farman, bombardier Boston, Simoun.

Et aussi, le début de la litanie des compagnons disparus. Gary semble s'appliquer à n'oublier aucun nom de tous ceux qui ne sont pas revenus. Il compare la sensation à une
«...brûlure de solitude soudaine et totale dont plus de cent camarades tombés devaient plus tard me marquer jusqu'à me laisser dans la vie avec cet air d'absence qui est, paraît-il, le mien. »

C'est l'Afrique du Nord, la medina de Meknès, puis Gibraltar, et enfin Glasgow avec toujours pleins d'aventures .
« Le voyage de Gibraltar à Glasgow dura dix-sept jours et je découvris que le bateau transportait d'autres "déserteurs". »
Ce fut la première fois dans l'histoire de la RAF qu'un pilote aux 3/4 aveugle parvint à ramener son appareil au terrain.

Là-bas, encore des histoires. Gary se moque de lui-même qui court après l'héroïsme et ne parvient qu'à enterrer une caisse de guinness à la place d'un camarade suicidé ou à se battre en duel dans les couloirs d'un hôtel contre des polonais, tout ça pour une fille - un sphincter buccal- dont il veut se débarrasser.

« Je tiens à le dire clairement: je n'ai rien fait. Rien, surtout, lorsqu'on pense à l'espoir et à la confiance de la vieille femme qui m'attendait. Je me suis débattu. Je ne me suis pas vraiment battu. » La vieille femme qui continue de lui envoyer des lettres au cours des quatre années d'escadrille, et dont le souvenir l'accompagne sans cesse. 
Au cours de la campagne d'Afrique, il percute un éléphant en avion, épouse une jeune indigène d'une beauté irréelle marquée des premiers stigmates de la lèpre, il manque mourir de la typhoïde et survit à l'atterrissage de son bombardier avec un pilote devenu aveugle.
C'est fini. L'homme grisonnant de 44 ans s'est souvenu. Récit qui nous a emporté.

jeudi 8 mai 2014

Les Anneaux de Saturne de W.G. Sebald




Les Anneaux de Saturne, de W. G. Sebald (folio) 8,20 euros. Traduit de l'allemand par Bernard Kreiss. 
C'est le troisième récit que je lis de W. G. Sebald parmi les quatre grands livres qu'il a eu le temps d'écrire. Écrivain de l'imprégnation mélancolique, son écriture ressemble à la pluie qui tomberait sur des fleurs séchées pour les ranimer une dernière fois. Avec lui, la vie ressemble à un lent dégradé de couleurs, de formes, de mouvements, qui ralentissent jusqu'à se figer.

Dès qu'il commence à lire Sebald, l'esprit du lecteur entre dans une phase méditative, il s'applique à choisir ses mots et les faire peser.  Le regard sur le monde qui nous entoure devient différent, plus lent, plus profond, la pensée va au rythme de la phrase. Nous devenons personnage du livre nous-même.

 Le titre de l’ouvrage Die Ringe des Saturn (1995) est la métaphore de l’univers mélancolique de l’auteur. Les anneaux de la planète, débris de satellites, illustrent la méthode sébaldienne qui consiste à accumuler les matériaux autour de ses thèmes principaux. Christine Savaton ( W.G. Sebald, Die Ausgewanderten : radiographie d'une écriture de l'exil _thèse).

Le personnage sebaldien est souvent un universitaire qui narre l'histoire de ses voyages. C'est un autre lui-même que W.G.Sebald met en scène. Les personnages  ont-ils vraiment existé ? Mickaël Parkinson, cet homme de peu de besoin, qui travaille sur Ramuz et meurt mystérieusement dans son lit.  Et sa collègue romaniste qui parle si bien des scrupules de Flaubert...Elle vit dans un appartement où se développe un univers de papier et elle ne se serait pas remise de ce décès. Mélange de délicatesse et d'ambiguïté:
« ...la perte de Michael, avec lequel elle entretenait une sorte d'amitié enfantine, l'affecta au point qu'elle devait elle-même décéder, quelques semaines après la mort de l'ami, des suites d'un mal qui détruisit son corps dans les plus brefs délais. »
Cinquante pages plus loin, Michael Farrar, a créé un des plus beaux jardins de la région avec une prédilection pour les rosiers, les iris et les viola rares. Une phrase transforme un simple accident domestique en vision ardente....

Entre temps, le narrateur aura cherché un crâne dans un musée secret de l'hôpital.
Nous aurons droit à une analyse du tableau de Rembrandt présentant une autopsie de Aris Kindt, nous saurons désormais que le médecin qui opérait devant la bonne société qui avait payé sa place se nommait Tulp. Puis l'auteur nous raconte son voyage raté à La Haye pour voir ce tableau comme si celui-ci portait malheur.

Nous serons descendus vers la côte dans un autorail en roue libre, et nous aurons visité la Seigneurie de Somerleyton, ses enfilades de pièces, et arpenté les rues de Lowestoft, qui porte les stigmates de la crise économique. Ce genre de description nous rappelle d'autres livres de Sebald, d'autres zones décrépites et désolées. Quand on le lit , on s'attend presque à croiser la silhouette de Edgar Allan Poe ou à voir Lovecraft écarter le rideau et jeter un regard soupçonneux dans la rue . Et pourtant, tout se déroule dans un contexte réaliste, les petites histoires des gens se mêlant au passé et à la grande histoire, la politique (la baronne Thatcher) comme l'économie. Les civilisations sont comprimées sur une dizaine de pages extraordinaires à propos du développement  de l'industrie du vers à soie dans le monde, de la Chine à l'Angleterre. Le motif du vers à soie illustre les différentes étapes de la vie et de l'éternité de l'âme.
« Ainsi, nous pouvons dire que les réflexions de Sebald sur Saturne sont une  analyse minutieuse des événements des deux derniers siècles, tandis qu’il construit, en même temps, un arc de longue durée historique remontant au  commencement de ce qui évolue pour devenir un système capitaliste global. »  Mary  Cosgrove

Le narrateur semble hanté par des personnages historiques  comme si il revivait leur vie. Qui connaît Gavrilo Princip qui change le destin du monde en tirant un coup de feu lourd de conséquence à Sarajevo le 28 juin 1914 ? Et Roger Casement qui s'engage contre l'exploitation brutale dont sont victimes les  noirs congolais, et qui paiera cher ses désirs d'engagement.
Des écrivains aussi, comme Konrad Korzeniowski, qui deviendra connu sous un autre nom, et qui aura vu des ses yeux l'ignominie du colonialisme. Et faire revivre l'amour de Chateaubriand pour sa jeune américaine au point de confondre son style avec celui de l'auteur. On ne sait plus qui parle, qui  écrit.
« Quelle misère que notre vie ! Pleine d'imaginations fausses et vaines au point de n'être que l'ombre des chimère engendrées par notre mémoire. »

Sebald poursuit son voyage sur une côte dont les falaises s'effondrent, les villages disparaissent dans la mer.
  « Dunwich  avec  ses  tours  et  ses  milliers  d’âmes  s’est  dissous  dans  l’eau,  transformé  en  sable,  en  gravier, évaporé dans l’air léger. » 
ou sont abandonnés  comme l'isolement total sur ce môle avancé :
«... il me sembla que je traversais un pays inexploré ...au-milieu des vestiges de notre propre civilisation anéantie au cours d'une catastrophe future...» 

Il est accueilli brièvement au sein d'une famille "pathologique" repliée sur elle-même dans une vieille demeure anglaise dont la vue donne sur un beau pré ondoyant. Les sœurs cousent et décousent dans leur chambre comme les Moires  et les autres membres de la famille errent dans les couloirs et dans les cages d'escalier. Les vivants contemporains ressemblent à des fantômes.

Sebald n'a pas beaucoup écrit alors on le lit avec parcimonie, avant de le relire. Je reste encore hanté par des visions des précédents livres, des arrivées dans des villes inconnues, des personnages mi-réels, mi-imaginaires, son jugement sans appel sur l'architecture de la bibliothèque François Mitterrand...Et Les Anneaux de Saturne ne déçoit pas.




lundi 5 mai 2014

Le paradoxe de la lecture

Antoine Joseph Wiertz (22 February 1806 – 18 June 1865) was a Belgian romantic painter and sculptor.
C'est dans le cerveau que ça se passe


Je voulais garder une trace de ce podcast  (entretien par Caroline Broué, Antoine Mercier et en compagnie de Philippe Mangeot) avec Stanislas Dehaene, voici la retranscription des moments que j'ai trouvé les plus intéressants.

Et aussi: conférence Les neurones de la lecture.


Stanislas Dehaene: La lecture est une invention très récente, il n'y a pas de précurseur. Il n'y a pas de gène  (prédestiné) pour la lecture. Il n'y a pas eu de pression génétique dans les quelques milliers d'années qui précèdent le moment où notre espèce a appris à lire. Alors nous recyclons des circuits de notre cerveau qui sont des circuits anciens et nous commençons à comprendre comment cela se passe ....

Une activité aussi complexe que la lecture est l'affaire d'un circuit. L'information va entrer dans les aires visuelles du cerveau, le mot va être analysé et transformé en une prononciation et transformé aussi en un sens et tout ça implique des aires successives. Mais nous avons découvert, avec mon collègue Laurent Cohen, qu'une région joue un rôle bien particulier, elle analyse la chaîne de lettres, c'est une région visuelle mais qui se spécialise - on l'a surnommée la boîte aux lettres. Le terme technique c'est  l'aire de la forme visuelle du mot. Et c'est une aire qui se spécialise pour les mots écrits alors que d'autres à coté vont être spécialisés dans les visages, les maisons, les objets.

Cette aire se met en place assez vite, dès la première année de CP, dès qu'on apprend à lire. Ce qui est assez curieux c'est qu'elle est toujours au même endroit, chez tous les individus, qu'ils sachent lire en français, en arabe, en chinois ou en hébreu, qui ont des écritures différentes. On a l'impression qu'il y a un même circuit reproductif chez tout le monde.
Une grande morale de ces recherches: ce n'est pas vrai que nous avons tous des cerveaux différents, il y a une très grande reproductibilité de l'architecture cérébrale qui contraint les apprentissages.

Et c'est tout le paradoxe: notre cerveau n'est pas fait pour la lecture. Nous l'expliquons par le fait que le cerveau du bébé et du très jeune enfant est pré-organisé, il hérite dans son évolution génétique de contraintes architecturales très forte, et, au sein de ces contraintes, il y a un seul circuit qui est capable d'apprendre à lire. C'est une chance pour nous. Si ce n'est pas le cerveau qui a évolué, c'est l'écriture elle-même qui a évolué pour pouvoir passer par ce circuit préexistant qui déjà chez le bébé relie les aires visuelles aux aires du langage.

Nous n'étions pas fait pour lire. Il y a eu un recyclage neuronal. Il y a donc quelque chose qui aurait été perdu. L'hypothèse, c'est que tout enfant serait synesthésique et perdrait cette capacité pour apprendre la lecture.
Une capacité disparue en apprenant à lire ?

A l'endroit particulier du cerveau où se trouve cette "aire de la boîte aux lettres", que fait le cerveau ? Cette région répond très fortement  à la reconnaissance visuelle des objets et particulièrement des visages. Plus vous apprenez à lire et plus la réponse aux visages diminue. Elle diminue dans l'hémisphère gauche où se trouve la "boîte aux lettres" mais du coup augmente de façon proportionnelle  dans l'hémisphère droit . Il y a une réorganisation du cortex. On a déplacé des circuits.

L'illetrisme. Nous avons porté nos études sur des personnes qui ne savaient pas du tout lire. Résultats très frappants. Si vous regardez l'anatomie du cerveau d'une personne alphabétisée et d'une personne non-alphabétisée , les connexions cérébrales  sont différentes. Ces différences affectent aussi nos aires visuelles précoces, nous avons un niveau de détail visuel bien meilleur quand on a appris à lire. Agence nationale de lutte contre l'illettrisme.

L'écriture
Les circuits de la lecture sont aussi une sorte d'inversion des circuits de l'écriture. Lorsque vous reconnaissez l'écriture manuscrite, votre cerveau reconstitue le geste d'écriture. Et plus vous avez pratiqué l'écriture, plus cette reconnaissance est facilitée. Les enfants à qui on enseigne le geste d'écriture apprennent plus vite à lire. Il faut conserver cette activité d'écriture, de répétition de lignes, dans les classes de CP.

Apprendre à lire
Tout au long du podcast, Stanislas Dehaene se dit en colère à propos de la manière dont on enseigne la lecture en France. Il cite les résultats de l'enquête PISA qui montrent que la France décroche sur le plan éducatif. Alors, que selon lui, on connaît les méthodes qui fonctionnent. 

« 77 % des enseignants suivent une méthode d'enseignement de la lecture qui est mixte. 6 % d'entre eux suivent une méthode qu'on sait fonctionner, c'est-à-dire une méthode de décodage: on vous apprend à mettre en correspondance les lettres avec les sons, ce qui est le principe même de l'alphabet. Chaque graphème, chaque séquence de lettres correspond à des sons. Quand on est adulte on a un peu oublié la complexité de la chose. C'est une invention extraordinaire. On déroule le mot du gauche vers la droite, l'espace correspond au temps, on assemble ces lettres en syllabes, elle-mêmes sont assemblées pour former des mots.
Il y a deux manuels qui marchent sur 27 parce que la majorité des manuels font encore appel à la méthode mixte. »

Question. On apprend à lire à des enfants qui ont 6 ans environ. Est-ce le bon âge, est-ce que cela correspond à une phase du développement du cerveau ? 

Stanislas Dehaene: c'est un bon âge, mais des expériences connues montrent qu'on peut apprendre à lire beaucoup plus tôt. Une première classe Montessori s'est ouverte en ZEP à Gennevilliers et cette classe (lien: la maternelle des enfants) a des résultats étonnants sur les bases d'une méthode structurée et exigeante pour les enfants mais aussi pleine d'amusement et de plaisir, des enfants de milieux très défavorisées savent lire dès la moyenne section de CP, et, en grande section, tous les enfants savent lire. Voilà un exemple magnifique dans l'éducation nationale. 

Suite avec cet article du Monde: 
Tous les enfants peuvent-ils vraiment apprendre à lire ?
Oui, même les dyslexiques sévères, à condition de leur proposer un enseignement systématique. Le principe alphabétique ne va pas de soi. Il faut en enseigner explicitement tous les détails : la correspondance de chaque lettre ou groupe de lettres avec un son du langage, la distinction entre voyelle et consonne, le déroulement du mot de la gauche vers la droite, les lettres muettes, les terminaisons grammaticales – et cela, avec une progression systématique du plus simple au plus complexe, et sans jamais proposer à l'enfant de mots dont on ne lui ait pas enseigné, d'abord, les clés de lecture.
Vos recherches en imagerie cérébrale démontrent que tous les enfants bénéficient des mêmes capacités cognitives. Alors, comment expliquer que les élèves issus de milieux défavorisés ont plus de difficultés que les autres pour apprendre à lire ?
Les réseaux fondamentaux de la vision et du langage sont effectivement les mêmes pour tous. Ce qui manque, en revanche, aux plus démunis, c'est un environnement stimulant. Faute de livres, leur vocabulaire est réduit. Faute de jeux intelligents, leur flexibilité cognitive est moindre. Résultat : ils sont plus vulnérables que les autres aux troubles de l'apprentissage.
Les enseignants font pourtant beaucoup pour eux. Comment peuvent-ils les aider à surmonter ces troubles, notamment en lecture ?
En s'adaptant au fonctionnement cognitif des élèves. Cela signifie que l'enseignement doit insister sur la conversion des lettres en sons. Pourquoi ? Parce que quand un enfant apprend à lire, son cerveau effectue trois étapes. La première consiste à identifier la séquence de lettres. La deuxième, le décodage de leur prononciation. Et c'est seulement en dernier qu'intervient le sens. Il faut attendre plusieurs années avant que la lecture devienne un automatisme. Seul un lecteur expert passe directement des chaînes de lettres à leur signification. C'est pourquoi le déchiffrage des lettres, qui ne devient automatique qu'au bout de deux ou trois ans chez un enfant, est une étape extrêmement importante. Penser qu'on peut la court-circuiter afin d'accéder directement au sens des mots, à leur signification, est une grave erreur. C'est néanmoins ce que proposent certaines méthodes mixtes.
Mais les méthodes de lecture mises à disposition des enseignants permettent-elles d'avoir la bonne évolution ?
Dans un manuel très populaire l'enfant doit, dès les premières semaines de CP, différencier un article de journal d'une poésie, bien qu'il ne sache pas lire. Aberrant également, les énoncés du type « Je sais déjà lire des mots », où l'élève se réfère à des illustrations pour trouver les réponses. Cela l'incite à croire que les mots se devinent. Cela explique la présence de cinq ou six élèves en échec dans chaque classe de CP, souvent issus d'un milieu défavorisé. Les autres réussissent parce que leur famille compense les déficiences de l'école.
Certaines méthodes seraient donc plus adaptées que d'autres au fonctionnement cérébral des enfants ?
Une enquête menée par le sociologue Jérôme Deauvieau montre que l'utilisation d'un manuel « graphémique » comme Je lis, j'écris (Les Lettres bleues, 2009) améliore les performances des élèves de vingt points sur cent. Mais dans le fond, peu importe que l'enseignant parte des lettres pour composer des syllabes, ou de mots simples pour les décomposer en lettres. L'important est que celui-ci explique progressivement les principes du code alphabétique. Ce qu'il ne faut pas, c'est distraire l'enfant. Or, comme leur nom l'indique, les méthodes mixtes contiennent une incroyable mixité d'exercices. Certains sont appropriés, d'autres pas. Et puis, il faut aussi cesser de politiser les questions de méthode. C'est absurde. L'apprentissage de la lecture n'est ni de droite ni de gauche. Le cerveau des enfants fonctionne d'une seule et même façon. Pour délivrer un enseignement adapté, les profs doivent simplement connaître ce fonctionnement.
Comment expliquer justement que les enseignants n'aient pas tous connaissance de ce fonctionnement ?
Parce que la science de l'apprentissage est très peu présente dans leur formation. Beaucoup d'enseignants ignorent ces étapes par lesquelles un enfant apprend à lire. C'est ce qui les amène à croire qu'il s'agit d'une opération simple. C'est normal, puisque chez un adulte, la lecture est un automatisme.
En revanche, il faut remédier à la méconnaissance qu'ont les enseignants des processus d'apprentissages. Les profs doivent devenir des experts de la recherche en éducation, comme leurs homologues finlandais, qui collaborent régulièrement aux travaux des chercheurs. En Belgique, la dyslexie et la dyscalculie sont systématiquement détectées. Les enseignants connaissent ces troubles, ne les nient pas et redoublent d'effort pour que les élèves puissent les surmonter. Ce n'est pas le cas en France, où on observe souvent un déni de la réalité scientifique.
Les apports de la science sont néanmoins à l'origine de la réforme des rythmes scolaires…
Oui. L'école de 4,5 jours est plus respectueuse des rythmes d'apprentissage de l'enfant. Depuis cinquante ans, les recherches montrent qu'il vaut mieux répartir un cours d'une heure en quatre petites leçons de quinze minutes plutôt que de le dispenser d'un coup. Le mécanisme est simple. Chaque jour, vous accumulez des connaissances et chaque nuit, ou à chaque sieste, vous les consolidez. Plus il y a d'alternance entre apprentissage et sommeil, mieux fonctionne la mémoire ! Et chez les enfants hyperactifs et qui souffrent de troubles de l'attention, allonger la période de sommeil constitue souvent un excellent remède !