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lundi 5 mai 2014

Le paradoxe de la lecture

Antoine Joseph Wiertz (22 February 1806 – 18 June 1865) was a Belgian romantic painter and sculptor.
C'est dans le cerveau que ça se passe


Je voulais garder une trace de ce podcast  (entretien par Caroline Broué, Antoine Mercier et en compagnie de Philippe Mangeot) avec Stanislas Dehaene, voici la retranscription des moments que j'ai trouvé les plus intéressants.

Et aussi: conférence Les neurones de la lecture.


Stanislas Dehaene: La lecture est une invention très récente, il n'y a pas de précurseur. Il n'y a pas de gène  (prédestiné) pour la lecture. Il n'y a pas eu de pression génétique dans les quelques milliers d'années qui précèdent le moment où notre espèce a appris à lire. Alors nous recyclons des circuits de notre cerveau qui sont des circuits anciens et nous commençons à comprendre comment cela se passe ....

Une activité aussi complexe que la lecture est l'affaire d'un circuit. L'information va entrer dans les aires visuelles du cerveau, le mot va être analysé et transformé en une prononciation et transformé aussi en un sens et tout ça implique des aires successives. Mais nous avons découvert, avec mon collègue Laurent Cohen, qu'une région joue un rôle bien particulier, elle analyse la chaîne de lettres, c'est une région visuelle mais qui se spécialise - on l'a surnommée la boîte aux lettres. Le terme technique c'est  l'aire de la forme visuelle du mot. Et c'est une aire qui se spécialise pour les mots écrits alors que d'autres à coté vont être spécialisés dans les visages, les maisons, les objets.

Cette aire se met en place assez vite, dès la première année de CP, dès qu'on apprend à lire. Ce qui est assez curieux c'est qu'elle est toujours au même endroit, chez tous les individus, qu'ils sachent lire en français, en arabe, en chinois ou en hébreu, qui ont des écritures différentes. On a l'impression qu'il y a un même circuit reproductif chez tout le monde.
Une grande morale de ces recherches: ce n'est pas vrai que nous avons tous des cerveaux différents, il y a une très grande reproductibilité de l'architecture cérébrale qui contraint les apprentissages.

Et c'est tout le paradoxe: notre cerveau n'est pas fait pour la lecture. Nous l'expliquons par le fait que le cerveau du bébé et du très jeune enfant est pré-organisé, il hérite dans son évolution génétique de contraintes architecturales très forte, et, au sein de ces contraintes, il y a un seul circuit qui est capable d'apprendre à lire. C'est une chance pour nous. Si ce n'est pas le cerveau qui a évolué, c'est l'écriture elle-même qui a évolué pour pouvoir passer par ce circuit préexistant qui déjà chez le bébé relie les aires visuelles aux aires du langage.

Nous n'étions pas fait pour lire. Il y a eu un recyclage neuronal. Il y a donc quelque chose qui aurait été perdu. L'hypothèse, c'est que tout enfant serait synesthésique et perdrait cette capacité pour apprendre la lecture.
Une capacité disparue en apprenant à lire ?

A l'endroit particulier du cerveau où se trouve cette "aire de la boîte aux lettres", que fait le cerveau ? Cette région répond très fortement  à la reconnaissance visuelle des objets et particulièrement des visages. Plus vous apprenez à lire et plus la réponse aux visages diminue. Elle diminue dans l'hémisphère gauche où se trouve la "boîte aux lettres" mais du coup augmente de façon proportionnelle  dans l'hémisphère droit . Il y a une réorganisation du cortex. On a déplacé des circuits.

L'illetrisme. Nous avons porté nos études sur des personnes qui ne savaient pas du tout lire. Résultats très frappants. Si vous regardez l'anatomie du cerveau d'une personne alphabétisée et d'une personne non-alphabétisée , les connexions cérébrales  sont différentes. Ces différences affectent aussi nos aires visuelles précoces, nous avons un niveau de détail visuel bien meilleur quand on a appris à lire. Agence nationale de lutte contre l'illettrisme.

L'écriture
Les circuits de la lecture sont aussi une sorte d'inversion des circuits de l'écriture. Lorsque vous reconnaissez l'écriture manuscrite, votre cerveau reconstitue le geste d'écriture. Et plus vous avez pratiqué l'écriture, plus cette reconnaissance est facilitée. Les enfants à qui on enseigne le geste d'écriture apprennent plus vite à lire. Il faut conserver cette activité d'écriture, de répétition de lignes, dans les classes de CP.

Apprendre à lire
Tout au long du podcast, Stanislas Dehaene se dit en colère à propos de la manière dont on enseigne la lecture en France. Il cite les résultats de l'enquête PISA qui montrent que la France décroche sur le plan éducatif. Alors, que selon lui, on connaît les méthodes qui fonctionnent. 

« 77 % des enseignants suivent une méthode d'enseignement de la lecture qui est mixte. 6 % d'entre eux suivent une méthode qu'on sait fonctionner, c'est-à-dire une méthode de décodage: on vous apprend à mettre en correspondance les lettres avec les sons, ce qui est le principe même de l'alphabet. Chaque graphème, chaque séquence de lettres correspond à des sons. Quand on est adulte on a un peu oublié la complexité de la chose. C'est une invention extraordinaire. On déroule le mot du gauche vers la droite, l'espace correspond au temps, on assemble ces lettres en syllabes, elle-mêmes sont assemblées pour former des mots.
Il y a deux manuels qui marchent sur 27 parce que la majorité des manuels font encore appel à la méthode mixte. »

Question. On apprend à lire à des enfants qui ont 6 ans environ. Est-ce le bon âge, est-ce que cela correspond à une phase du développement du cerveau ? 

Stanislas Dehaene: c'est un bon âge, mais des expériences connues montrent qu'on peut apprendre à lire beaucoup plus tôt. Une première classe Montessori s'est ouverte en ZEP à Gennevilliers et cette classe (lien: la maternelle des enfants) a des résultats étonnants sur les bases d'une méthode structurée et exigeante pour les enfants mais aussi pleine d'amusement et de plaisir, des enfants de milieux très défavorisées savent lire dès la moyenne section de CP, et, en grande section, tous les enfants savent lire. Voilà un exemple magnifique dans l'éducation nationale. 

Suite avec cet article du Monde: 
Tous les enfants peuvent-ils vraiment apprendre à lire ?
Oui, même les dyslexiques sévères, à condition de leur proposer un enseignement systématique. Le principe alphabétique ne va pas de soi. Il faut en enseigner explicitement tous les détails : la correspondance de chaque lettre ou groupe de lettres avec un son du langage, la distinction entre voyelle et consonne, le déroulement du mot de la gauche vers la droite, les lettres muettes, les terminaisons grammaticales – et cela, avec une progression systématique du plus simple au plus complexe, et sans jamais proposer à l'enfant de mots dont on ne lui ait pas enseigné, d'abord, les clés de lecture.
Vos recherches en imagerie cérébrale démontrent que tous les enfants bénéficient des mêmes capacités cognitives. Alors, comment expliquer que les élèves issus de milieux défavorisés ont plus de difficultés que les autres pour apprendre à lire ?
Les réseaux fondamentaux de la vision et du langage sont effectivement les mêmes pour tous. Ce qui manque, en revanche, aux plus démunis, c'est un environnement stimulant. Faute de livres, leur vocabulaire est réduit. Faute de jeux intelligents, leur flexibilité cognitive est moindre. Résultat : ils sont plus vulnérables que les autres aux troubles de l'apprentissage.
Les enseignants font pourtant beaucoup pour eux. Comment peuvent-ils les aider à surmonter ces troubles, notamment en lecture ?
En s'adaptant au fonctionnement cognitif des élèves. Cela signifie que l'enseignement doit insister sur la conversion des lettres en sons. Pourquoi ? Parce que quand un enfant apprend à lire, son cerveau effectue trois étapes. La première consiste à identifier la séquence de lettres. La deuxième, le décodage de leur prononciation. Et c'est seulement en dernier qu'intervient le sens. Il faut attendre plusieurs années avant que la lecture devienne un automatisme. Seul un lecteur expert passe directement des chaînes de lettres à leur signification. C'est pourquoi le déchiffrage des lettres, qui ne devient automatique qu'au bout de deux ou trois ans chez un enfant, est une étape extrêmement importante. Penser qu'on peut la court-circuiter afin d'accéder directement au sens des mots, à leur signification, est une grave erreur. C'est néanmoins ce que proposent certaines méthodes mixtes.
Mais les méthodes de lecture mises à disposition des enseignants permettent-elles d'avoir la bonne évolution ?
Dans un manuel très populaire l'enfant doit, dès les premières semaines de CP, différencier un article de journal d'une poésie, bien qu'il ne sache pas lire. Aberrant également, les énoncés du type « Je sais déjà lire des mots », où l'élève se réfère à des illustrations pour trouver les réponses. Cela l'incite à croire que les mots se devinent. Cela explique la présence de cinq ou six élèves en échec dans chaque classe de CP, souvent issus d'un milieu défavorisé. Les autres réussissent parce que leur famille compense les déficiences de l'école.
Certaines méthodes seraient donc plus adaptées que d'autres au fonctionnement cérébral des enfants ?
Une enquête menée par le sociologue Jérôme Deauvieau montre que l'utilisation d'un manuel « graphémique » comme Je lis, j'écris (Les Lettres bleues, 2009) améliore les performances des élèves de vingt points sur cent. Mais dans le fond, peu importe que l'enseignant parte des lettres pour composer des syllabes, ou de mots simples pour les décomposer en lettres. L'important est que celui-ci explique progressivement les principes du code alphabétique. Ce qu'il ne faut pas, c'est distraire l'enfant. Or, comme leur nom l'indique, les méthodes mixtes contiennent une incroyable mixité d'exercices. Certains sont appropriés, d'autres pas. Et puis, il faut aussi cesser de politiser les questions de méthode. C'est absurde. L'apprentissage de la lecture n'est ni de droite ni de gauche. Le cerveau des enfants fonctionne d'une seule et même façon. Pour délivrer un enseignement adapté, les profs doivent simplement connaître ce fonctionnement.
Comment expliquer justement que les enseignants n'aient pas tous connaissance de ce fonctionnement ?
Parce que la science de l'apprentissage est très peu présente dans leur formation. Beaucoup d'enseignants ignorent ces étapes par lesquelles un enfant apprend à lire. C'est ce qui les amène à croire qu'il s'agit d'une opération simple. C'est normal, puisque chez un adulte, la lecture est un automatisme.
En revanche, il faut remédier à la méconnaissance qu'ont les enseignants des processus d'apprentissages. Les profs doivent devenir des experts de la recherche en éducation, comme leurs homologues finlandais, qui collaborent régulièrement aux travaux des chercheurs. En Belgique, la dyslexie et la dyscalculie sont systématiquement détectées. Les enseignants connaissent ces troubles, ne les nient pas et redoublent d'effort pour que les élèves puissent les surmonter. Ce n'est pas le cas en France, où on observe souvent un déni de la réalité scientifique.
Les apports de la science sont néanmoins à l'origine de la réforme des rythmes scolaires…
Oui. L'école de 4,5 jours est plus respectueuse des rythmes d'apprentissage de l'enfant. Depuis cinquante ans, les recherches montrent qu'il vaut mieux répartir un cours d'une heure en quatre petites leçons de quinze minutes plutôt que de le dispenser d'un coup. Le mécanisme est simple. Chaque jour, vous accumulez des connaissances et chaque nuit, ou à chaque sieste, vous les consolidez. Plus il y a d'alternance entre apprentissage et sommeil, mieux fonctionne la mémoire ! Et chez les enfants hyperactifs et qui souffrent de troubles de l'attention, allonger la période de sommeil constitue souvent un excellent remède !

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