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lundi 29 septembre 2014

Reacher épisode 3, action !

Lee Child     Des gages pour l'enfer (Ramsay) (en anglais: Tripwire, 1999)

Les gens qui ont lu du Jack Reacher en parlent souvent sur un ton moqueur,  dans le genre "on ne doit pas prendre ça au sérieux" c'est "bourrin", "testostéroné", "invraisemblable", "vite oublié"...Quand j'investis quelques heures de mon temps de cerveau dans une lecture, j'essaie d'en tirer une substantifique moelle. Essayons de comprendre comment ça fonctionne et pourquoi on aime un truc qui n'est pas notre genre habituel.

En tout cas, on ne s'ennuie pas !

C'est l'histoire d'un homme de 39 ans, 1,98 m , 125 kilos, qui creuse des piscines dans les petites propriétés de Key West. Il boit 10 litres d'eau par jour et retourne 4 tonnes de terre. Il s'appelle Jack Reacher.
«Il avait mis au point une technique de maniement de la pelle qui faisait travailler tous les muscles de son corps. »
Un programme de musculation efficace , quand il se prend une balle de 38 dans le buffet, le docteur lui dit:
« Cette fichue balle n'est même pas entrée dans votre poitrine. Votre pectoral est si épais qu'il l'a stoppé net. »
Les présentations du cow-boy solitaire qui aime son anonymat plus que tout sont faites. Et quand un vieux détective privé vient le tirer de sa retraite, voici la description de l'homme:
« Reacher lui ne vit qu'un homme de belle prestance, mais qui avait déjà commencé à descendre la pente. Un type qui sans trop s'émouvoir avait renoncé à enrayer l'action du temps. »
Le vieux détective se fait dessouder en pleine rue. Reacher se sent responsable. L'enquête commence. Il abandonne Key West pour aller à New York, et l'effeuilleuse ultra sexy qui l'avait engagé pour protéger ses filles n'est pas dupe:
« Non, répondit Crystal, les gars comme toi ne reviennent jamais. Il partent... et ne reviennent jamais. »
C'est physique, c'est carré, stéréotypé. Imparable en terme d'efficacité narrative. Et pas si con que ça en a l'air. Très malin même.

A New york, c'est le début d'une course contre la montre pour retrouver une certaine Mme Jacob qui ne sait pas qu'elle a des tueurs à ses trousses.
Mais les tueurs les attendent....alors Reacher va ...
Puis Reacher va éprouver des sentiments pour ...qui elle-même n'est pas ....et alors ils ....
Mais les tueurs du super-méchant vicieux-balafré-un bras-en-moins rôdent toujours et n'hésitent pas à ....!
Pendant ce temps-là, l'enquête avance à coup de rencontres dans des bases militaires. Si vous aimez NCIS, vous ne serez pas dépaysé par le décor. Jack Reacher , c'est vraiment le physique de Schwarzie doté du mental de Jetho Gibbs. Il y a une belle séquence dans une morgue quand ils examinent des squelettes.

Pourquoi j'ai aimé ça ? C'est écrit en temps réel et on sent que Lee Child aime imaginer son histoire, la vivre dans sa tête et incorporer des détails qui nous la rendent concrète.
Il invente son super héros à lui, auquel il s'identifie, et le lecteur aussi. C'est marrant, si c'était une série télé, ça ressemblerait à une sorte de Chuck Norris dans Walker texas ranger, je supporte pas plus de 5 minutes. Là, ce fut une lecture agréable, à frémir pour la belle du héros, à se demander qui va mourir. On sait qui gagne à la fin mais on continue pour savoir qui reste vivant, et quelle est la vraie histoire du méchant très méchant.

mercredi 24 septembre 2014

Nestor Burma entre en scène

Léo Malet   120, rue de la Gare (1942) (Fleuve noir)

photo d'illustration

"Dynamite Burma", le célèbre détective de l'agence Fiat Lux, commence sa vie légendaire de personnage de fiction dans ce roman de Léo Malet. Comme lui, il revient du stalag. Là-bas, il a rencontré un amnésique mystérieux qui est mort dans ses bras:
« Les yeux de l'amnésique reflétaient une lueur d'intelligence que je ne leur avais jamais connue. Dans un souffle, l'homme avait dit: Dites à Hélène...120, rue de la gare. »
Qui est Hélène ? Où est cette rue fameuse rue de la gare que Burma va chercher partout ?
Ce mystère réveille le prisonnier de guerre Nestor Burma, soudain heureux de retrouver sa vieille peau. Avec des tampons d'encre, il prend les empreintes du mort...Et l'inspecteur Faroux lui donnera son identité quand il sera revenu à Paris dans son complet de démobilisé.

Mais avant, c'est Lyon où il voit son associé Colomer se faire tuer sous ses yeux, une mystérieuse femme ressemblant à la star de cinéma Michèle Hogan, une arme à la main. Pour l'aider dans ses investigations, il peut compter sur Marc Covet, le journaliste souffre-douleur qui va prendre des coups à sa place, le paresseux commissaire Bernier, maître Monbrison et ses grosses baguouzes aux doigts et le détective privé Lafalaise et sa secrétaire Louise Brel...Évidemment, certains de ses personnages ne sont pas ce qu'ils paraissent être, il y a ceux qui trahissent sans penser à mal, il y a ceux qui vous mettent des bâtons dans les roues, il y a ceux qui jouent double jeu...

Raconté à la première personne par Nestor Burma lui-même, sur un ton gouailleur malgré la mort qui rôde, les privations de la France occupée (le faux café, la rubrique du marché noir dans les journaux), le détective cache ses soupçons aussi bien à ses amis/ennemis qu'au lecteur à qui il raconte l'histoire. C'est lui qui mène la barque jusqu'à la révélation finale.

Les situations s'enchaînent avec fluidité et rapidité dans cette France où l'Occupation est en arrière-plan avec son éclairage urbain atténué par la défense passive, ses permis de circuler la nuit, ses laisser-passer difficiles à obtenir pour monter à Paris....Et une scène d'alerte aux bombardements au moment même où on se rend dans une maison isolée au-milieu d'un décor de neige.

De ce roman, il me reste un petit film à la tintin avec un détective sûr de lui qui enchaîne les situations pour mettre le mystère KO. En 1942, ce roman policier tranchait sur les romans à énigme et s'inspirait du polar américain. Mais il y a aussi l'atmosphère, celle des lieux, Lyon, Paris, des maisons isolées dans la campagne française. Puis la cruauté de certaines situations évacuée par l'humour sarcastique de Burma. Exemple:
« Charmante soirée, dit Marc en se déshabillant. Une agression...dont j'ai manqué faire les frais, un type dans le jus, l'interrogatoire au troisième degré d'une appétissante blondinette, la mise knock out et le garrottage d'un de vos alliés, l'entrée par effraction dans le logement d'un assassin décédé et fouille dudit. Avec vous, on ne s'embête pas. »
Avec ce premier roman Léo Malet met en place une galerie de personnages qui gravitent autour de Burma et qu'on a l'impression de déjà connaître. C'est comme si on prenait la série en cours. Je suis très intéressé par la lecture des romans suivants pour voir l'évolution de l'arrière-plan historique.

Francis Lacassin dans sa préface:
« Les lecteurs ont tous apprécié le coté novateur de 120, rue de la Gare. Au lieu du cadre aseptisé du roman à problème d'où la pauvreté, l'actualité et l'inquiétude sociale sont exclues - l'auteur plongeait dans la rue au ras du pavé, dans l'univers des pas un rond, des hôtels râpés et des bars populo.
C'est une trouvaille très originale que de faire démarrer l'action dans un stalag en Allemagne et de flanquer le lecteur au coeur de ses préoccupations: dans la France disloquée par la défaite. La France du couvre-feu, de la pénurie et du non-dit.
Exotisme encore pour des lecteurs de la France occupée, le recours au décor de Lyon, fausse capitale de la France en liberté surveillée où sont venues s'échouer les épaves de la France d'avant-guerre. Malet évoque merveilleusement l'atmosphère confite, ralentie, réticente de cette ville où, à l'effet mélancolique de l'habituel brouillard, s'ajoute une inquiétude sociale inavouée. »



dimanche 21 septembre 2014

L'usage sonore du monde



Alexandre Galand   FIELD RECORDING, L'usage sonore du monde en 100 albums (Le mot et le reste)

J'ai adoré lire ces 300 pages encyclopédiques.
Depuis quelques années, c'était un peu mon rendez-vous de la semaine et du mois, ces deux émissions sur France-musique: Electromania et Electrain de nuit. La première a été remplacée cette saison par Des aventures sonores. J'entends des noms de célèbres inconnus, le monde mystérieux de la création musicale avant-gardiste se déroule dans mes oreilles. Des podcasts que je réécoute sans cesse. Ce livre m'a donné les bases qui me manquait.

On lui donne plein de noms: musique concrète, musique électro-acoustique, poésie sonore, musique expérimentale et ...FIELD RECORDING.

P. 10 : « Le field recording, ou enregistrement de terrain, est une pratique apparue logiquement à la fin du XIX è siècle avec l'invention de systèmes d'enregistrement de plus en plus portables. Peu à peu le studio perd de sa fatalité et l'homme peut partir par les chemins pour capter quantité de musiques et de sons. Les premiers à se lancer sont les ethnomusicologues et les audio-naturalistes. Les uns sont en quête des musiques des divers peuples, vivant souvent loin des grandes villes et de leurs facilités logistiques. Les autres souhaitent quant à eux conserver la trace des sons de la nature. »
En découpant son livre en thématiques biens distinctes, en faisant des choix clairs, Alexandre Galand donne de l'ordre, même arbitraire, à un univers sonore d'une diversité inouïe. Le plaisir à lire ce livre vient aussi de cette contrainte qu'il s'est fixé, il a contenu et maîtrisé son sujet.

Tout d'abord, il retrace l'histoire des systèmes d'enregistrement sonore. Rabelais, dans Le Quart-Livre, imagine le gel sonore des bruits d'une bataille. Le poète français Charles Cros et son paléophone se fait doubler par Edison et son phonographe. On est désormais en mesure de capter un son et de le réécouter.

Puis c'est le gramophone d'Emil Berliner. L'enregistreur à bande permet la portabilité, puis c'est l'invention du légendaire Nagra (en polonais "il enregistrera") qui donne l'indépendance aux chasseurs de sons en tout genre. Et aujourd'hui, l'auteur n'en parle pas, mais selon la qualité de votre smartphone, nous avons tous un outil quasi professionnel dans la poche...

Il divise ensuite les chasseurs de sons en trois parties.

Ceux qui captent les sons de la nature. Il retrace l'histoire de l'audio-naturalisme, avec les pionniers, les allemands Ludwig Koch, Carl Reich et mentionne le labo d'ornithologie de la Cornell University qui a rendu disponible plus de 65 000 extraits sonores. Galand termine ce chapitre par une interview de Jean C. Roché qui a donné ses lettres de noblesse à l'enregistrements des sons en France.
La partie suivante, plus longue et savante, concerne l'ethnomusicologie: il s'agit de capter les musiques des hommes. Cela a permis souvent de sauver de l'oubli des chants, des rituels amenés à disparaître. Le moment fondateur serait la découverte par Debussy des musiques javanaises à l'Exposition universelle de 1889.

La troisième partie traite de la composition.
Page 51: « Quand l'ingénieur Pierre Schaeffer crée en 1948 ses fameuses Études de bruits dans un studio de la Radiodiffusion française, personne ne peut imaginer la portée de cet acte. (...) L'apport fondamental de Schaeffer est d'avoir mis en valeur un type d'écoute, l'écoute réduite, où le son serait dissocié de son contexte, où il serait envisagé uniquement pour ses caractéristiques physiques (grain, durée, volume...) et non plus pour ses effets émotionnels et illustratifs. Ces sons détachés de tout symbolisme sont appelés corps sonores. Pour définir cette manière d'écouter, Schaeffer réactive le terme d'acousmatique, en référence aux acousmates, les disciples de Pythagore. Ceux-ci étaient censés assister aux leçons de leur maître cachés derrière un rideau, dans le noir, afin de se concentrer sur sa parole et non sur sa vision. Une écoute est dite acousmatique lorsque la cause du son n'est pas visible. Par extension, la musique acousmatique désignera la musique concrète, mais aussi, dans une certaine mesure, la création radiophonique, la poésie sonore et quelques types d'installations sonores. »
Encore une foule de noms, soit nouveaux - Peter Cusack- soit entendus de loin - Carole Rieussec, Bernard Fort, Yannick Dauby- soit déjà  connus, Pierre Henry évidemment, Bernard Parmegiani, Luc Ferrari, John Cage... Ce livre nous ouvre les portes d'une mine de trouvailles, de mondes sonores à explorer.

100 ALBUMS 

Après cette passionnante introduction de 80 pages, Alexandre Galand nous donne une liste de 100 albums. Il leur consacre deux pages, en paragraphes égaux et très bien écrit.
Il raconte les circonstances des enregistrements, les techniques ( et difficultés techniques quand il fallait porter un lourd magnétophone à dos de mule pour capter le syrinx de Bolivie...). Les descriptions de l'auteur suscitent l'envie du lecteur qui imagine le décor des sons. Il nous prépare à accueillir avec un esprit ouvert et curieux des sonorités bizarres, intrigantes, des corps sonores dont nos oreilles et notre cerveau sont vierges.

SONGEZ...
Songez à un album classique sur les sons de grenouilles, à la captation du fabuleux Oiseau-lyre capable d'imiter les cris et les chants de plus d'une vingtaine d’espèces...
« En contact avec la civilisation humaine, le ménure a étendu son répertoire. Il lui arrive de contrefaire aboiements de chien, cris de bébé, mais aussi des tronçonneuses, des alarmes et déclenchements d'appareil photo. Ajoutons qu'il peut aussi évoquer le bruit du vent ou de pierres s'entrechoquant et le tableau sera presque complet. »
Il y a aussi les chants des baleines, la plainte du sphinx à tête de mort, les brames des cerfs, les sons de loups en liberté au crépuscule, aux détecteurs d'ultrasons pour capter les communications des chauve-souris.
Et, chez les hommes, les chants jivaros avec leur redoutable tueur, des enregistrements de 1969 par François Jouffa à Katmandou...

Les compositeurs, eux, vont chercher à réaliser des films parlants mais sans images (Walter Ruttman), vont tenter de restituer des paysages sonores, créer des journaux intimes sonores,  capturer les sons d'une vieille forêt humide (qui seront réutilisés par Gus Van Sant pour un de ses film), inventer des micros pour les sons de l'ionosphère, enregistrer des rivières, le trafic de la ville, la foule, les klaxons, le relevé sonore des bruits de funiculaire...
On apprendra que le mystère reste entier à propos des nombres égrenés sur les stations à ondes courtes...On mettra les micros dans des objets creux, on créera un monde en captant la cuisson d'un œuf, les micros peuvent s'approcher plus près des volcans que les hommes, les hydrophones peuvent restituer les sons des fonds marins, on capte le phénomène acoustique de la musique des sables, on rend audible les chants magnétiques de la ville grâce à un casque spécialement conçu par Christina Kubisch (p.264), et je finirai en parlant de cet ingénieur qui applique des stéthoscopes sur les murs pour en capter les vibrations.

Fascinante captation du monde.
Et ce livre est sans fin où l'auteur nous livre des listes d'albums, de sites internet à explorer...Un livre à lire et à relire.






jeudi 18 septembre 2014

L'errance d'Alma dans la nuit

L'oubli     Frédérika Amalia Finkelstein   (L'Arpenteur/Gallimard)


J'ai aimé: 
- Le pari réussi d'un monologue intérieur qui s'accorde à l'unité de lieu (Paris, ses rues) et de temps ( une nuit) sans ennuyer le lecteur. 
- Le rythme du texte et sa simplicité. 
- Des échappées par l'imaginaire dans le temps (les déportations, les nazis) et l'espace ( Buenos Aires, la forêt de Compiègne)
- L'évocation des fantômes ( 6 millions de morts, le labrador Edgar, le pur-sang, le grand-père, le frère absent)
J'ai moins aimé: 
- Certaines banalités qui se voudraient des vérités profondes
- Un manque de vocabulaire, les mots qui surprennent et colorent le texte, lui donnent son poids. Elle n'est pas encore tout à fait écrivaine. 


Quand on marche, parfois, il y a ce flux de pensée qui épouse notre rythme, qui se déroule sans accroc et s'accorde au mouvement, une voix off intérieure sur le paysage qui défile.
Je me sens mieux quand je marche, je crois que je pense mieux, avec un meilleur taux de cohérence: le cerveau est plus fluide. Le mouvement de la marche s'accorde à celui de mes pensées. Elles ont constamment faim...
Et on se dit, quel dommage que je ne puisse noter tout ça, les phrases s'envolent et ne reviendront plus, les pensées se suivent et se remplacent les unes les autres. On oublie ce qu'on a pensé.  Ce serait bien si on inventait un traitement de texte télépathique pour les sauver de l'oubli.
Alma, le personnage du récit, le double de l'auteur, semble avoir déniché ce traitement de texte télépathique. Son monologue intérieur se déroule comme un continuum, à la limite de la logorrhée verbale. Ce n'est pas la langue littéraire de quelqu'un qui écrit et pèse ses mots, le vocabulaire est dépouillé comme quelqu'un qui pense.
Je pourrais dire que mes pensées fonctionnent comme une montre à mouvement automatique. Il n'y a rien à toucher; rien à remonter manuellement ... elles s'auto alimentent. 
Elle marche dans Paris, elle voudrait oublier...
Il fait nuit, je marche rue d'Hauteville avec pour seuls compagnons des morts. 
 Elle porte ce nom "Finkelstein" qui l'empêche d'oublier.
Suis-je emmurée vivante par la trace qu'ont laissée sur moi mes ancêtres ? 
Elle se demande pourquoi les nazis ont voulu l'empêcher de naître, en essayant de tuer son grand-père comme les six millions d'autres juifs en six ans, ils ont échoué, mais elle connaît par coeur les noms des camps de concentration. Et elle ne peut s'empêcher d'imaginer cette scène: son grand-père, émigré à Buenos Aires, a forcément croisé Eichmann dans un café. Eichmann, dont elle rencontre la petite-fille à Paris.
Mais on raté Hitler. Il s'est suicidé dans son bunker, c'est une défaite, une blessure. C'est pour cela que notre société tient tellement au virtuel. 
Nous suivons donc Alma sur 110 pages, elle parle dans notre tête, c'est comme une jeune amie aux pensées un peu trop graves, une fille de son temps qui adore le coca-cola, les jeux vidéos et les écrans en général, mais se laisse rattraper par l'angoisse de la mort. Un beau texte qui dissimule sa profondeur dans le mouvement de la marche. Ce sera intéressant de suivre Frédérika Amalia Finkelstein sur la durée. . C'est la critique de Marine Landrot qui m'a donné envie de le lire. Je ne partage pas totalement son enthousiasme, ça manque de mots, il faudrait une sémantique plus riche, moins dépouillée, pour nourrir  cet univers sombre. Mais ça reste un beau texte, on verra si l'auteur peut aller plus loin.
Il m'arrive de rêver de la forêt de Compiègne, et souvent Edgar vient me rejoindre dans mes rêves. Il aboie au cœur de la forêt vide, jonchée d'arbres immenses, sans aucune limite géographique, un paysage sans fin, un vrai paysage de rêve. Edgar aboie pour que je lui lance une balle. 



samedi 13 septembre 2014

La vengeance d'une femme amoureuse

Valérie Trierweiler  Merci pour ce moment  Les Arènes (2014) 


Valérie Trierweiler prend la plume pour apporter sa vérité face aux miroirs déformants - des milliers d'articles, des dizaines de une, une vingtaine de livres- du temps où elle était sur la place publique. Voici son histoire.

Valérie Trierweiler se souvient...Les événements d'il y a moins de 6 mois. Janvier 2014. Closer publie les photos de son compagnon François Hollande, Président de la République Française (2012-20...), casqué, sur son scooter, se rendant chez sa maîtresse, l'actrice Julie Gayet. L'image fait rire la France,Taïwan et le reste du monde, mais pas Valérie.
«- C'est vrai quoi ? Tu couches avec cette fille ? - Oui, avoue-t-il en s'allongeant à demi, appuyé sur son avant-bras.»
Sur le coup elle dit se sentir davantage atteinte par le désastre politique que par sa faillite personnelle. Mais au réveil elle subit le contrecoup, la première dame de France se retrouve à l'hôpital, perfusée, vêtue de la chemise de nuit de l'Assistance publique, sous le contrôle bienveillant du psychiatre Roland Jouvent (auteur de l'essai Le cerveau magicien que je lis un mois plus tard, pour retrouver un peu de crédibilité ).

 Elle parle de sa douleur. Elle se souvient avec émotion des gens qui la soutiennent, Pierre-René Lemas, les gardiens de La Lanterne. Elle a peur de l'inconnu, y compris sur le plan financier, avec trois garçons qu'elle élève seule. Elle a renoncé à la télévision depuis qu'elle est à l'Elysée, ne gardant plus qu'une chronique littéraire dans Paris Match. L'occasion de se souvenir de son goût pour la lecture, les livres de France Loisir que ses parents achetaient...Elle révèle un scoop: ils ont dîné avec Bernard Pivot dans la bibliothèque de l'Elysée. Elle se montre désagréable avec le policier qui lui apporte ses croissants.

Avec François c'est la fin. Elle vide ses affaires, elle se sent répudiée par la dépêche AFP laconique qui annonce la fin de leur vie commune.
Elle continue à se souvenir. Ce qu'elle n'a pas voulu entendre: la rumeur de la liaison, le paparazzi Rostain dans le bureau de Hollande, le mot fariboles utilisé par FH; Et aussi ses erreurs à elle. Elle explique dans quelles circonstances elle décide d'envoyer un tweet de soutien à Olivier Falorni, candidat dissident adversaire de Ségolène Royal dans une circonscription. Elle sait que si Ségolène est élue, elle va vouloir se retrouver au perchoir de l'Assemblée nationale, chose qu'elle ne supporte pas.
Réaction de FH  : Il est muré dans un de ces silences qui me font tant de mal, écrit-elle. Elle lui reconnaît « ...il a cette qualité immense de regarder d'abord devant et de ne jamais s'attarder sur ce qui est fait. »

Elle explique qu'elle l'a aimé quand il était au plus bas dans les sondages, qu'elle a sacrifié beaucoup pour lui, sans retour. Elle a refusé l'utilisation de ses enfants pour avoir une image plus sympathique.

A ce moment de la récapitulation un peu fastidieuse de ce drame bourgeois, de ce soap élyséen, de ce petit fragment de la vie d'un couple en France en 2014, je me demande si je continue. En fait c'est un livre qui monte en force. A la fin, tu pleures. Enfin presque.

Elle plonge encore plus loin dans ses souvenirs. 1988, François Mitterrand lance à la journaliste de 23 ans "on se connaît ? " (en fait je crois qu'elle suggère que Tonton la drague...) Elle est remarquée, elle entre comme pigiste à Paris-Match, Bernard Tapie cherche à la faire virer parce qu'elle a rapporté exactement ses paroles, mais il n'y arrive pas. Elle rencontre son mari Denis Trierweiler. Elle parle de son admiration pour sa mère mais ne veut pas du même destin: 6 ème enfant à 20 ans, père invalide et tyrannique, elle était l'esclave de tout la famille. Bref, dit-elle : « On me prend pour une bourgeoise car je reste souvent en retrait, ce qui me vaut la réputation de froideur et de fille hautaine » Et qu'elle porte des tailleurs. C'est vrai j'avoue, jusqu'ici, j'arrêtais pas de me dire: c'est une bourgeoise. En fait non.

Et puis elle rencontre un certain François Hollande, jeune politique jovial, meneur de bande et très intelligent: « Il va tellement vite dans ses réflexions, la réponse fuse limpide avec une pointe d'esprit...»

Elle raconte assez rapidement sa carrière de journaliste politique, l'amitié avec FH, la naissance de ses trois fils dans les années 90. En 2000, elle a une première scène avec Ségolène Royal alors qu'elle n'est qu'amie avec FH « ...son instinct flairait un danger que moi-même je ne sentais pas. » Elle pleure à la déroute de 2002, la réaction de FH " devant le tragique de la situation, il opte pour l'humour". Ils deviennent de plus en plus complice, elle explique que la rumeur et la jalousie de Ségolène Royal précèdent leur histoire.

Retour en 2014 : Ségolène Royal, nommée Ministre de l'environnement, le même poste qu'en 1992, et qui, à l'époque, accouche presque devant les caméras de TF1. A Paris-match, Valérie Trierweiler se fait engueuler parce qu'elle rate le scoop, elle-même enceinte de son premier fils...

Puis c'est le baiser de Limoges qui les prend par surprise tous les deux, le 14 avril 2005, leur anniversaire...Ségolène, très jalouse, se présente à la primaire socialiste, elle devient la candidate, elle perd, puis c'est la traversée du désert de François Hollande qu'elle considère comme les plus belles années de leur relation. Voyage en Grèce sur des scooters de location, elle l'accompagne pendant le décès de sa mère....
Elle apprend les vraies valeurs de la vie à cet homme qui
« ...préfère se passer d'un repas lorsque ce n'est pas du premier choix, ne mange pas mes fraises si elles ne sont pas des "guarriguettes", ne goûte pas aux pommes de terre si elles ne proviennent de Noirmoutier, et met directement à la poubelle la viande si elle est sous vide. Il connaît si peu le prix des choses. Combien de fois l'ai-je entendu dire "ce n'est pas cher" pour des aliments ou des objets hors de prix ! » 
Voilà, j'avais mis un signet à ce passage parce qu'il m'a choqué. Et je me suis demandé : en racontant ça, elle essayerait pas de venger, un peu ? En même temps, on le savait que c'était des bourges...
Le livre continue à se dérouler par vagues. Il y a les vagues de la douleur, de la jalousie et de la vengeance où elle distille les gouttes de venin, c'est répétitif mais très dilué dans le corps du texte. La duplicité du Président est le thème qui revient le plus souvent. L'homme qu'elle côtoie devient quelqu'un d'autre au sommet de l'Etat. Il ne fait pas attention à elle, il ne connaît même pas le nom de son émission de télé.

Il y a les vagues du passé récent, toutes ces rencontres qu'elle a fait en étant première dame et qui lui permettent de se valoriser. Notamment quand elle évoque Michelle Obama, charismatique, qui a sacrifié sa carrière d'avocate à l'ambition de son mari, et peut montrer un œil noir de jalousie quand celui-ci fait un selfie avec la première ministre danoise aux obsèques de Mandela. Et surtout l'humanitaire, les actions qui lui laissent les meilleurs  souvenirs, accompagner des enfants une journée sur une plage, son engagement pour le RDC, la situation épouvantable au Congo.
Il y a les vagues du présent, elle ne cesse de dire que FH l'inonde de textos, tous les jours, la pressant de lui pardonner. Elle raconte qu'elle hésite, elle pourrait se laisser tenter, mais elle n'y croît plus. Et là, le lecteur pense , et si Julie sait ça et qu'elle aussi reçoit des textos...Peut-être même que c'est fait exprès ?
Vendu et piraté....

Ce que j'en pense. Ouh la la. J'en pense rien. Je ne mêle pas des affaires des autres. D'ailleurs, j'ai à peine survolé ce livre...
Bon je me lance:  humiliée dans des circonstances exceptionnelles, à la face du monde, on ne peut pas nier à Valérie Trierweiler le droit d'écrire un livre, dire sa vérité et le publier pour emmerder le monde. Après tout ce n'est qu'un livre, ce ne sont que des mots. Et si elle avait attendu 2017, elle n'aurait rencontré que l'indifférence. Ce genre d'histoire se périme vite. Mais le lecteur peut ne pas être dupe, quand on la lit, on est en empathie, puis ça décante et on fait la part des choses. On est pas obligé de choisir un camps. Juste savoir. Ah, Mr Hollande, quand j'ai voté pour vous, j'imaginais pas que vous alliez vous faire gauler par des paparazzis sur votre scooter...Il est malheureusement là, le moment où la sphère privé/public bascule...
 Je conseille ce que j'ai lu de plus intelligent sur le sujet:  l'article ou le billet de Caroline Eliacheff . Et celui de Pierre Haski sur Rue 89.


vendredi 12 septembre 2014

« La littérature dit tout de nous... »



Chronique de Caroline Eliacheff sur France-culture.


La marquise de Merteuil écrivait au vicomte de Valmont dans Les Liaisons dangereuses « Quand j’ai à me plaindre de quelqu’un, je ne persifle pas, je fais mieux, je me venge »
Médée, Hermione dans Andromaque , Mme de Rénal dans Le Rouge et le noir, la duchesse de Sierra Leone dans La Vengeance d’une femme avaient toutes de quoi se plaindre : Corneille, Racine, Stendhal, Barbey d’Aurevilly  en ont fait des chefs d’œuvre.
Mais qu’est-ce qui déchaîne la passion vengeresse d’une femme ? les ressorts sont éternels et ont pour nom injustice, trahison,  répudiation, humiliation,  mépris et  jalousie.
Jason me répudie ! et qui l’aurait pu croire ?
S’il a manqué d’amour, manque-t-il de mémoire ?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ?
Vous aurez reconnu Médée répudiée par Jason
 Quand Pyrrhus écarte Hermione par amour pour Andromaque, il n’ignore pas ce qu’il lui inflige:
Je renvoie Hermione et je mets sur son front
Au lieu de ma couronne, un éternel affront
 La duchesse de Sierra Leone, c’est une autre histoire : « un crime civilisé, une histoire de vengeance dans laquelle le sang n’a pas coulé et où il n’y a eu ni fer, ni poison » écrit Barbey d’Aurevilly. Femme d’une grande noblesse mariée par devoir à un grand d’Espagne, la duchesse demande à son mari d’éloigner son cousin dont elle perçoit la tendre inclination. « Il n’oserait » répond le comte avec mépris. « C’était le mépris du destin qui se vengera en s’accomplissant » commente la duchesse. Découvrant l’adultère auquel il n’a pas cru, le comte fait assassiner l’amant et dévorer son cœur par ses chiens devant sa femme.

Il y a deux façons d’accomplir une vengeance. La première consiste à jouer l’effet de surprise. La duchesse de Sierra Leone  préparera sa fuite  dans le plus grand secret. Et rien n’annonçait que Mme de Rénal précipiterait la chute de Julien Sorel en écrivant au père de sa future promise, « cette conduite que vous désirez connaître, a été dans le fait extrêmement condamnable, et plus que je ne le puis dire. Pauvre et avide, c’est à l’aide de l’hypocrisie la plus consommée, et par la séduction d’une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se faire un état et à devenir quelque chose »
Les héroïnes de tragédie s’y prennent autrement :
S’il cesse de m’aimer qu’il commence à me craindre
menace Médée. Et elle prévient :
Tout ce qu’en ta faveur fit mon amour extrême
Je le ferai par haine ; et je veux pour le moins
Qu’un forfait nous sépare ainsi qu’il nous a joints
 Hermione, autre femme évincée par une rivale met en garde Pyrrhus
Va, cours. Mais crains encore d’y trouver Hermione
Non sans préméditer sa vengeance :
Que je me perde ou non, je songe à me venger.
Je ne sais même encor, quoi qu’il m’ait pu promettre,
Sur d’autres que sur moi si je dois m’en remettre.

Que nous enseignent la littérature et le théâtre en matière de vengeance féminine ? deux choses. La première est que la jouissance anticipée qu’en éprouvent les femmes les aveuglent quant aux conséquences désastreuses qu’elles encourent. La seconde est la sagacité des héroïnes pour  atteindre l’homme dans ce qu’il a de plus cher.
C’est Camille dans Horace de Corneille qui exprime avec une justesse remarquable  la jouissance mortifère que la vengeance est censée procurer ; c’est la fameuse tirade :
 Rome, l’unique objet de mon de mon ressentiment 
Rome à qui ton bras d’immoler mon amant
qui se termine par :
Voir le dernier Romain a son dernier soupir
Moi seule en être cause et mourir de plaisir !
Camille mourra mais sans plaisir : son frère, Horace, ne supporte pas les reproches de cette amante offensée par sa faute et l’assassine.
 Hermione n’est pas en reste pour anticiper sa jouissance:
(…) Quel plaisir de venger moi-même mon injure
De retirer mon bras teint du sang du parjure,
Et, pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands,
De cacher ma rivale à ses regards mourants !
Hermione se poignardera sur le corps de Pyrrhus qu’elle a demandé à Oreste de tuer.

Mais quel est le point faible des hommes ? D’abord la rivale de la femme offensée :
 Créuse voulant s’approprier la robe de Médée, celle-ci la lui fait porter par ses fils. Mais la robe est empoisonnée. Créuse sera brûlée vive. Son père, Créon succombera aussi en se portant à son secours. Mais c’est encore trop peu ; tout comme aujourd’hui, les enfants sont le point faible des parents qui se déchirent:
Il aime ses enfants, ce courage inflexible :
Son faible est découvert ; par eux il est sensible ;
Par eux mon bras, armé d’une juste rigueur,
Va trouver des chemins à lui percer le cœur
Vous connaissez la suite : Médée tue leurs deux fils et prend la fuite non sans  pousser Jason au suicide  par ces mots terribles:
Adieu, parjure : apprend à connaître ta femme ;
Souviens-toi de sa fuite et songe une autre fois
Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux rois
La vengeance de la duchesse de Sierra Leone est la plus sophistiquée sinon la plus cruelle : « le tuer, non c’était trop doux et trop rapide ! il fallait quelque chose de plus lent et de plus cruel…D’ailleurs le duc était brave et ne craignait pas la mort.(…) Mais son orgueil, son immense orgueil était lâche quand il s’agissait du déshonneur. Il fallait donc l’atteindre et le crucifier dans son orgueil. Il fallait donc déshonorer son nom dont il était si fier. Eh bien je me jurai que, ce nom, je le tremperais dans la plus infecte des boues, que je le changerais en honte, en immondice, en excrément ! et pour cela je me suis faite ce que je suis, - une fille publique – la fille Sierra Leone … ! »
Elle mourra deux ans plus tard à la Salpêtrière dans les affres de la maladie honteuse.
 J’en conclus qu’à moins d’écrire un chef d’œuvre, devenir le pantin obscène de ses propres passions a un coût très élevé. Il faut se demander si au nom d’une jouissance éphémère, on est prêt à en payer le prix et à le faire payer.

lundi 8 septembre 2014

Le manoir des immortelles de Thierry Jonquet


La mort du fossoyeur, de Carlos Schwabe

Hadès errait dans un paysage chaotique nappé d'une brume épaisse. Des cris perçaient cette nuit ouatée. Hadès marchait et marchait encore dans son royaume: celui des Morts. Par endroits, le sol devenait spongieux. Il y avait une lumière, au loin, un arbre entouré d'un tapis de mousse, des chants d'oiseaux. Et Lola, vêtue d'une tunique blanche, dont l'échancrue laissait voir le galbe de ses seins, dormait, allongée sous les branches basses. Hadès courait vers elle, lui criait de fuir, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Et l'horreur. Ils étaient là, les monstres, Numéro 28, Numéro 42, Numéro 56, et d'autres encore. Il dansaient autour de Lola une ronde obscène. (p.74)


Thierry Jonquet Le manoir des immortelles (folio policier)

Ce roman est plutôt une longue nouvelle de 110 pages qui se lit d'une traite, une épure de polar sur le thème de la jeune fille et la mort.

On pense d'abord : "polar rapide"sur lequel flotte l'ombre de la mort, le squelette grimaçant dans sa longue cape, armé de sa faux, errant à bord de sa camionnette blanche dans les rues de Paris et de sa banlieue. Au début, l'humour est grinçant, on est dans l'action. Un homme en faction épie des visiteurs auxquels il donne des numéros. Certains ne sont pas revenus, il les a tués.

« Un dingue s'est baladé dans les rues de Paris avec une faux, pour assassiner le médecin-légiste. »
Les collègues du légiste, Salarnier et Rital, mènent l'enquête. Tout ce qui relève de la procédure fait office d'une narration ultra efficace qui va à l'essentiel. On examine la vie des morts, on fait des constatations anatomiques : mains de bureaucrate, malformations, bridge, dents esquintés, père de famille moustachu et replet, boiterie suite à un accident de voiture, des vies sans histoire de fonctionnaire ultraponctuel. Tout cela dans le décor réaliste de Paris et de sa banlieue, un appartement à Gentilly, l'Hôtel-Dieu, les éboueurs chargent les poubelles à grand bruit et les passants se hâtent vers les bouches de métro... Plus une visite au Louvre pour voir des tableaux liés à la mort, et un enterrement au Père-Lachaise. Et un manoir à moitié écroulé quelque part dans la banlieue noire, à 20 minutes à pied de la gare...

 A mesure que Salarnier et Rital se rapprochent du but, tout s'assombrit, le polar ressemble à un nœud complexe qui se resserre de plus en plus vers son dénouement et procure le plaisir intellectuel d'une belle construction. J'ai vraiment pensé à ce paragraphe de Charles Baudelaire à propos d'une certaine supériorité de la nouvelle sur le roman (ça rappellera des souvenirs à ceux qui ont fait Lettres modernes) :
« Elle a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet. Cette lecture, qui peut être accomplie tout d’une haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue souvent par le tracas des affaires et le soin des intérêts mondains. L’unité d’impression, la totalité d’effet est un avantage immense qui peut donner à ce genre de composition une supériorité tout à fait particulière, à ce point qu’une nouvelle trop courte (c’est sans doute un défaut) vaut encore mieux qu’une nouvelle trop longue. L’artiste, s’il est habile, n’accommodera pas ses pensées aux incidents, mais, ayant conçu délibérément, à loisir, un effet à produire, inventera les incidents, combinera les événements les plus propres à amener l’effet voulu. Si la première phrase n’est pas écrite en vue de préparer cette impression finale, l’œuvre est manquée dès le début. Dans la composition tout entière il ne doit pas se glisser un seul mot qui ne soit une intention, qui ne tende, directement ou indirectement, à parfaire le dessein prémédité. »— Notes nouvelles sur Edgar Poe




samedi 6 septembre 2014

Les dernières semaines de Vincent Van Gogh

Vincent Van Gogh à Auvers-sur-Oise d'Alain Mothe (Éditions du Valhermeil)

Note: en faisant une recherche sur Flickr "Vincent Van Gogh à Auvers-sur-Oise", on trouve beaucoup de choses intéressantes qui mettent les reproductions des oeuvres à la portée de tout le monde. Notamment:
- cet album très bien fait: Vincent Van Gogh à Auvers-sur-Oise.
- Quelques Van Gogh au Musée d'Orsay dans cet album, possibilité de télécharger les photos au format original, et de constater comment on peut ringardiser une belle peinture avec un cadre.

L'été maussade donne envie de se réchauffer aux couleurs éclatantes du peintre hollandais. J'emprunte ce "beau livre" de 1986 à la médiathèque.
Alain Mothe, historien d'art amateur, égrène les dernières semaines de Vincent Van Gogh dans un petit village de l'Oise, son installation à l'auberge Ravoux, ses visites dominicales au Dr Gachet et les peintures qu'il réalise. Documents : la correspondance entre les deux frères, mais aussi le témoignage de Paul Gachet, le fils du docteur, de Johanna Van Gogh et d'Adeline Ravoux.

Van Gogh passe 70 jours à Auvers-sur-Oise. Il peint presque une toile par jour et y finit sa vie.
De quoi a-t-il l'air à cette époque ? Théo Van Gogh:
« ...la plus grande difficulté vient de ce qu'il est complètement coupé du monde extérieur (...) il a rompu depuis longtemps avec ce qu'on appelle les conventions. Sa façon de s'habiller et ses manières montrent immédiatement que c'est un homme hors du commun, et les gens disent quand ils le voient: c'est un fou ! (...) Même pour ses amis, il est difficile de rester en bons termes avec lui, tellement il ne ménage la sensibilité de personne. »
Pissaro va servir d'entremetteur : le docteur Gachet pourra l'accueillir dans le petit village d'Auvers-sur-Oise. Ce village a une longue tradition d'accueil des peintres : Daubigny, Corot, Daumier, Jules Dupré et beaucoup d'autres dont parle l'auteur :
« Presque tous ces artistes ont travaillé à Auvers, séduits par la lumière...par le charme rural du village, avec ses chaumières, ses fermes, ses potagers.., par le calme du bord de l'Oise, par les collines boisées, les champs de la plaine...»
Alors Vincent quitte Saint-Rémy de Provence où il est interné et arrive à Paris au mois de mai 1890. Il rend visite à son frère qui vit avec Johanna et leur bébé. Johanna Van Gogh raconte:
 « J'attendais un malade, et devant moi se trouvait un homme solide, large d'épaules, qui avait de saines couleurs, une expression du visage joyeuse et quelque chose de résolu. (...) Théo alla avec lui dans la chambre à coucher où se trouvait le berceau de notre petit garçon, auquel nous avions donné le nom de Vincent. Silencieux, les deux frères regardèrent l'enfant paisiblement endormi; tous deux avaient les larmes aux yeux. »
Van Gogh atteint la plénitude de son art, malgré le naufrage de sa vie « Je me sens raté...Voilà pour mon compte ».

Les "Marronniers en fleurs" est sa première toile. Il rend visite au docteur Gachet le dimanche, il peint l'homme et réalise même sa première eau-forte. Il peint aussi Marguerite Gachet la fille du docteur dans le jardin. Il décrit ainsi son hôte:

Les romans sur la table sont Germinie Lacerteux et Manette Salomon des frères Goncourt et la digitale au premier plan est choisie comme symbole des maladies du coeur.
« J'ai vu le Dr Gachet qui a fait sur moi l'impression d'être assez excentrique mais son expérience de docteur doit le tenir lui-même en équilibre en combattant le mal nerveux duquel certes il me paraît attaqué au moins aussi gravement que moi. (...) Causant de la Belgique et des  jours des anciens peintres sa figure raidie par le chagrin redevient souriante et je crois bien que je resterai amis avec lui et que je ferai son portrait. »
A son autre frère Will, il précise son dessein de peintre:
« Je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d'alors apparussent comme des apparitions. Donc je ne nous cherche pas à faire par la ressemblance photographique mais par nos expressions passionnées employant comme moyen d'expression et d'exaltation du caractère notre science et goût moderne de la couleur. Ainsi le portrait du Dr Gachet vous montre un visage couleur d'une brique surchauffé et hâlé de soleil avec la chevelure rousse une casquette blanche dans un entourage de paysage fond de collines bleu son vêtement est bleu d'outremer cela fait ressortir le visage et le palit malgré qu'il soit couleur brique. Les mains des mains d'accoucheur sont plus pâles que le visage. Devant lui sur une table de jardin rouge des romans jaunes et une fleur de digitale pourpre sombre. »

Il fait d'autres portraits du Dr Gachet, notamment un dont il dit :
 « J'ai fait le portrait de M. Gachet avec une expression de mélancolie qui souvent à ceux qui regarderaient la toile pourrait paraître une grimace. (...) Il y a des têtes modernes que l'on regardera encore longtemps qu'on regrettera peut être cent ans après. »
Paul Gachet, le fils du docteur, se souvient de Van Gogh en train de peindre une branche d'acacia.
Le 4 juin 1890, Van Gogh peint l'église d'Auvers. Et le 8 juin, il accueille à la gare son frère, sa belle-sœur et son neveu au train de 10h25 qui arrive de Chaponval. Il apporte comme jouet pour son petit neveu un nid d'oiseau. Ils déjeunent chez le Dr Gachet.


Vincent loge à l'auberge Ravoux. Il peindra la fille de l'aubergiste qui elle aussi témoigne de sa séance de pose:
 « Il était très absorbé, tirant sur sa pipe sans arrêt, dans un véritable nuage de fumée. (...) Sa peinture m'effrayait un peu par sa violence, et je ne me trouvais pas ressemblante. (...) Mes parents non plus n'apprécièrent guère cette peinture, ni les autres personnes qui la virent alors. A cette époque, bien peu de gens comprenaient la peinture de Van Gogh. »

Dans ses lettres, Van Gogh utilise des mots simples pour décrire ses toiles, il peint par le verbe, il parle de ses envies de couleurs, comme s'il imaginait la toile dans sa tête. Les mots semblent servir de travail préparatoire:
A Gauguin:
 « ... je cherche à faire des études de blé ainsi rien que des épis  tiges bleus vert feuilles longues comme des rubans vert et rose par le reflet épis jaunissant légèrement bordés de rose pâle par la floraison poussiéreuse un liseron rose dans le bas enroulé autour d'une tige. Là dessus un fond bien vivant et pourtant tranquille je voudrais peindre des portraits. C'est des vert de différente qualité de même valeur de façon à former un tout vert qui ferait par sa vibration songer au bruit doux des épis se balançant à la brise C'est pas commode du tout comme coloration. »
Fin juin, Paul Gachet décrit précisément Van Gogh en train de peindre.
Puis c'est mois de juillet et le début de la fin. Alain Mothe décrit une journée déterminante, celle du dimanche 6 juillet où il rend visite à son frère.
« Vincent, le soir même, rentre à Auvers, effondré. A partir de ce moment, ses lettres vont trahir un déclin irrésistible, comme s'il était déjà résolu à mettre fin à ses jours. »
L'auteur nous donne la chronologie des derniers jours: Van Gogh qui jette ses dernières forces dans le travail, son frère qui fait un voyage en Hollande, ses dernières toiles et lettres.
Et puis, dans la soirée du 27 juillet, il essaye de se supprimer d'un coup de revolver. Théo se précipite à son chevet et écrit à sa femme:
 « Il était content que je sois venu et nous sommes restés ensemble presque tout le temps...Pauvre garçon, il n'a pas eu une grande part de bonheur et il ne lui reste plus d'illusions. Tout lui devient parfois trop pesant, il se sent tellement seul...Il m'a posé beaucoup de questions sur toi et le petit, et m'a dit que tu n'avais pas soupçonné toute la tristesse de sa vie. (...) Une de ses dernières paroles a été: je voudrais pouvoir mourir ainsi, et c'est ce qui s'est produit; quelques instants après, c'était fini, il avait trouvé cette paix qu'il ne pouvait trouver sur terre...»
 Nous sommes le 29 juillet 1890.