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dimanche 9 novembre 2014

Debout-payé: l'humour du vigile


Gauz     Debout-payé   (Le Nouvel Attila) septembre 2014. 


 Un vrai régal. Ça se lit trop vite. C'est drôle, tendre et vache. Comment être noir, ressentir qu'on fait partie d'une sous-caste de la société et se débarrasser de ce manteau encombrant avec un humour caustique.

Dans ce roman on apprendra à deviner de quel pays viennent les hommes noirs d'après leur façon de s'habiller et leurs accents.
 « Les Congolais modulent, les Camerounais chantonnent, les Sénégalais psalmodient, les Ivoiriens saccadent, les Béninois et les Togolais oscillent, les Maliens petit-nègrisent...».
On apprendra à quoi ressemble le XIè arrondissement arpenté comme des géomètres, les ambiances changeantes des rues de Paris. On saura ce qui se passe et qui vient dans un magasin Camaieu pendant les soldes sous forme d'abécédaire sarcastique, théories loufoques et autres "choses vues". Un éloge des fesses africaines, les cheveux naturels de femme noire « Pour la coiffer de la sorte, il a fallu que pourrisse au minimum une tribu entière de tyrannosaures ».

 On apprendra comment distinguer une femme Bété à bébé blancs et ce que représente le chien pour un Africain, très différent d'un animal de compagnie. On saura pourquoi les bébés finissent toujours par sourire au vigile.
« Le vigile adore les bébés. Peut-être parce que les bébés ne volent pas. Les bébés adorent le vigile. Peut-être parce qu'il ne traîne pas le bébé aux soldes. » 

On partagera avec l'auteur son questionnement sur les tatouages et autres piercings. Et on apprendra pourquoi le roman porte ce titre Debout-payé.

Puis le roman prend une autre dimension avec des voyages dans le passé qui retracent trois destins d'Ivoiriens venus en France et qui s'épauleront de génération en génération: André le médecin, Ferdinand l'entrepreneur sous-traitant les contrats de vigile et enfin Ossiri, sans doute un double de l'auteur, et son ami Kassoum, venu lui du ghetto de Abidjan Le Colosse. Pour se fabriquer une vie meilleure pour certain, par peur de l'ennui pour d'autres.

 Il y aura d'abord la Maman à laquelle pense le vigile pendant qu'il garde les Grands Moulins. La maman a fait des études de sociologie en France avant de retourner en Côte d'Ivoire, elle porte des jeans, les autres l'appellent la Blanche parce qu'elle refuse le pagne. Tout en contemplant une vieille affiche Western Union "Envoyez de l'argent au pays", Ossiri se souvient des théories bien affirmées de sa mère sur la façon dont l'homme noir doit se comporter face à l'asservissement séculaire de l'homme blanc.
Rire et cruauté se mélangent: Gauz parvient à nous faire rire en parlant de la crise vue par un Africain (et d'ailleurs pas besoin de venir d'un pays pauvre, il suffit d'avoir été désocialisé, marginalisé pour comprendre).
 « En pensant à toutes leurs usines, leurs centrales thermiques, leur plastique, leurs voitures, leurs stations à essence, leurs habits, leurs perruques, leurs avions supersoniques, leurs fils de pêche, leurs canapés oranges, leurs télés, etc., les occidentaux, Américains en tête, ont pris peur. Une grande peur. La peur de ne plus avoir de frigidaire à la maison. Une très grande peur. Et comme souvent dans ces cas-là, les sphincters lâchent et boum......La Crise était née. »
Il fait rire en parlant du duel Mitterrand- Giscard et du "monopole du cœur" mais on rit jaune quand ce dernier, élu au moment où on commence à trouver qu'il y a trop d'étrangers en France, invente "une nouvelle race de citoyens: les sans-papiers". On saura pourquoi il est terriblement ironique que le ministre de l'Intérieur se soit appelé Poniatowski.
On saura la vie et les prudences d'un travailleur sans-papier quand il doit prendre le train (description de la "cité-dortoir des Courtilleraies, au Mée-sur-Seine), il nous restera de belles images des Grands Moulins la nuit quand ils sont désertés et que le vigile fait sa ronde, on saura qu'il y a plein de policiers en civil pas discrets du tout sur l'avenue des Champs-Élysées
  « Si cette avenue est la plus belle du monde, le vigile est alors fleuriste-frigoriste-thalassothérapeute chez les Inuits. »
 On saura tout des fragrances d'un magasin Sephora, on verra des femmes voilées du Golfes fraterniser avec des travestis, on apprendra ce qu'est une Tchatcho, et pourquoi certains sacs sont transformés en cages de Faraday portables. Et plein d'autres choses encore.
 Un livre qui donne la pêche, qu'on a envie de prêter, et qui permet de voir l'homme derrière ces dizaines de vigiles noirs que nous avons côtoyés dans nos supermarchés.

mardi 4 novembre 2014

Thomas Ligotti Chants du cauchemar et de la nuit

Chants du cauchemar et de la nuit de Thomas Ligotti  (Dystopia Workshop)
Nouvelles choisies, présentées et traduites de l'anglais (États-Unis) par Anne-Sophie Homassel. 
C'est le billet de Charybde qui m'a donné envie.

 « Tel celui qui a trop bu la nuit d'avant et décide de renoncer définitivement à l'alcool, je me suis juré de ne plus me laisser aller à des lectures étranges. »



Voici le pandémonium de Thomas Ligotti, dérangeant, cérébral avec ses explications alambiquées, sa volonté de donner une assise architecturale aux mondes créés. Ce sont souvent des maisons qui paraissent des abris sûrs, protecteurs, des villes-squelettes en proies à d'étranges transformations où rôdent des silhouettes de Nosferatu entre deux ombres profondes....

Vocabulaire proliférant qui donne vie aux choses inertes, aux paysages, à la météo (saisons en éruption) aux cieux (ciel kaléidoscopique, irisations spectrales), décors foisonnant surchargés de détails, d'architectures souvent branlantes, aux formes bizarres, de guingois, un monde de fin du jour, aux limites brouillées.
Avouons-le, on s'engage presque avec réticence dans chaque nouvelle. Et pourtant, il se produit ensuite ce phénomène dans l'esprit du lecteur: l'envie de relire. 

Pourquoi ? Par sa puissante alchimie sémantique , il crée des visions dans notre tête (un seuil de maison et les enfants d'Halloween, les ombres dans la rue, une chambre sombre et la campagne dans le brouillard alentour, un gouffre dans un champ d'où vient une chose invisible qui réclame son tribut...) et on veut savoir comment il a fait pour nous l'implanter...
Chaque nouvelle est une vision inquiète qui s'enracine dans l'esprit du lecteur, une vision de fleur du mal, on voudrait jeter encore un œil, juste un, pour décoder: cette tranquille maison où un psychiatre, dans le confort douillet de son salon, parle d'un psychopathe aux pouvoirs inquiétants, comprendre comment ce chymiste corrompt par sa logorrhée une droguée ramassée dans un bar. On revisite le mythe du vampire dans L'art perdu du crépuscule où un jeune homme retrouve sans joie sa "famille"
« Je suis un rejeton des morts. Mon nom s'écrit au formol dans le livre des morts. »
Source: http://www.ligotti.net/

Un fantastique intemporel, qui semble mélanger Lovecraft, Borgès, et Poe.
Avec cette tonalité sourde, ce battement de cœur dans la gorge, Ligotti invente sa manière, qu'on appellera désormais "inquiétude ligottienne", si nous y sommes confrontés, dans la vraie vie...
L'auteur : quasi inconnu en France, il serait culte aux USA. D'ailleurs, quand on tape son nom dans Google, on a une grosse majorité de résultats en anglais.
Sa traductrice, Anne-Sylvie Homassel:
« Si Ligotti ne néglige pas complètement les formes traditionnelles du fantastique et de l'horreur (on croisera tout de même chez lui quelques vampires, deux ou trois fous criminels, des assassins d'enfant et des citrouilles de Halloween), ses créations sont pour l'essentiel idiomatiques. Les marionnettes, les pantins (ou les corps vides) abondent, réceptacles de toutes matières, vivantes ou sombres. »
Mise à jour: dans le Monde des Livres du 19 décembre 2014, François Angelier présente le recueil:
«  Ouvrir ce livre, c’est s’aventurer dans les fosses insondables, gravir les escaliers sans fin, vivre une expérience voluptueusement atroce. Son écriture possède le grouillement baroque et la proliférante richesse d’un Bruno Schulz (1892-1942), mais d’un Schulz nourri aux angoisses puritaines et à l’American Gothic. (...) L’Horrible ne pétrifie pas, il libère la voix, ouvre au chant. D’où ces phrases serpentines à l’échine hérissée d’adjectifs et de métaphores contagieuses.  
Chez Ligotti, pas de ces réalités quotidiennes, stables et régulées, auxquelles un prédateur indicible fait soudain un accroc violent, une déchirure par où s’engouffrent monstres et abominations. Non donc une brèche mais plutôt, une submersion lente, une imbibation en profondeur. Son monde est une éponge avide de pomper l’épouvante et d’en restituer le jus noir à la moindre pression, pression qui peut prendre la forme de cauchemars, d’involontaires incantations, de rituels noirs. »

 Producteur et présentateur de l'émission Mauvais genre sur France-culture, il a consacré une émission à l'auteur le 20 décembre: À HUE ET À DIABLE : Sylvie Granotier, Thomas Ligotti, Sheridan Le Fanu
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         Extrait: L'art perdu du crépuscule
Le coucher du soleil était inhabituel. Étant resté toute la journée derrière d'opaques tentures, je ne m'étais pas rendu compte que l'orage menaçait; une grande partie du ciel avait revêtu la couleur exacte de vieilles armures que l'on voit dans les musées. Simultanément, des taches éclatantes livraient bataille pour un fragment de ciel avec l'onyx imminent de la tempête. En-dessous, au-dessus, la lumière et l'obscurité se mélangeaient d'étranges façons. Les ombres et les rayons entraient en fusion, éclaboussant le paysage d'un croquis irréel de ténèbres et de brillances. Nuées éclatantes et noires se pénétraient les unes les autres dans un no man's land céleste. Les arbres d'automne avaient pris l'aspect de sculptures fabriquées en rêve, troncs et branches couleur de plomb et feuilles rouges fer prises dans un moment infini, dont le temps était surnaturellement aboli. Le lac gris, lentement, se hérissait et retombait dans un sommeil de mort, lapant, imbécile, sa jetée de pierres engourdies. Une vision contradictoire et ambivalente, une vapeur tragicomique recouvrant toute chose. Une contrée de parfait crépuscule. p.88.