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mardi 4 novembre 2014

Thomas Ligotti Chants du cauchemar et de la nuit

Chants du cauchemar et de la nuit de Thomas Ligotti  (Dystopia Workshop)
Nouvelles choisies, présentées et traduites de l'anglais (États-Unis) par Anne-Sophie Homassel. 
C'est le billet de Charybde qui m'a donné envie.

 « Tel celui qui a trop bu la nuit d'avant et décide de renoncer définitivement à l'alcool, je me suis juré de ne plus me laisser aller à des lectures étranges. »



Voici le pandémonium de Thomas Ligotti, dérangeant, cérébral avec ses explications alambiquées, sa volonté de donner une assise architecturale aux mondes créés. Ce sont souvent des maisons qui paraissent des abris sûrs, protecteurs, des villes-squelettes en proies à d'étranges transformations où rôdent des silhouettes de Nosferatu entre deux ombres profondes....

Vocabulaire proliférant qui donne vie aux choses inertes, aux paysages, à la météo (saisons en éruption) aux cieux (ciel kaléidoscopique, irisations spectrales), décors foisonnant surchargés de détails, d'architectures souvent branlantes, aux formes bizarres, de guingois, un monde de fin du jour, aux limites brouillées.
Avouons-le, on s'engage presque avec réticence dans chaque nouvelle. Et pourtant, il se produit ensuite ce phénomène dans l'esprit du lecteur: l'envie de relire. 

Pourquoi ? Par sa puissante alchimie sémantique , il crée des visions dans notre tête (un seuil de maison et les enfants d'Halloween, les ombres dans la rue, une chambre sombre et la campagne dans le brouillard alentour, un gouffre dans un champ d'où vient une chose invisible qui réclame son tribut...) et on veut savoir comment il a fait pour nous l'implanter...
Chaque nouvelle est une vision inquiète qui s'enracine dans l'esprit du lecteur, une vision de fleur du mal, on voudrait jeter encore un œil, juste un, pour décoder: cette tranquille maison où un psychiatre, dans le confort douillet de son salon, parle d'un psychopathe aux pouvoirs inquiétants, comprendre comment ce chymiste corrompt par sa logorrhée une droguée ramassée dans un bar. On revisite le mythe du vampire dans L'art perdu du crépuscule où un jeune homme retrouve sans joie sa "famille"
« Je suis un rejeton des morts. Mon nom s'écrit au formol dans le livre des morts. »
Source: http://www.ligotti.net/

Un fantastique intemporel, qui semble mélanger Lovecraft, Borgès, et Poe.
Avec cette tonalité sourde, ce battement de cœur dans la gorge, Ligotti invente sa manière, qu'on appellera désormais "inquiétude ligottienne", si nous y sommes confrontés, dans la vraie vie...
L'auteur : quasi inconnu en France, il serait culte aux USA. D'ailleurs, quand on tape son nom dans Google, on a une grosse majorité de résultats en anglais.
Sa traductrice, Anne-Sylvie Homassel:
« Si Ligotti ne néglige pas complètement les formes traditionnelles du fantastique et de l'horreur (on croisera tout de même chez lui quelques vampires, deux ou trois fous criminels, des assassins d'enfant et des citrouilles de Halloween), ses créations sont pour l'essentiel idiomatiques. Les marionnettes, les pantins (ou les corps vides) abondent, réceptacles de toutes matières, vivantes ou sombres. »
Mise à jour: dans le Monde des Livres du 19 décembre 2014, François Angelier présente le recueil:
«  Ouvrir ce livre, c’est s’aventurer dans les fosses insondables, gravir les escaliers sans fin, vivre une expérience voluptueusement atroce. Son écriture possède le grouillement baroque et la proliférante richesse d’un Bruno Schulz (1892-1942), mais d’un Schulz nourri aux angoisses puritaines et à l’American Gothic. (...) L’Horrible ne pétrifie pas, il libère la voix, ouvre au chant. D’où ces phrases serpentines à l’échine hérissée d’adjectifs et de métaphores contagieuses.  
Chez Ligotti, pas de ces réalités quotidiennes, stables et régulées, auxquelles un prédateur indicible fait soudain un accroc violent, une déchirure par où s’engouffrent monstres et abominations. Non donc une brèche mais plutôt, une submersion lente, une imbibation en profondeur. Son monde est une éponge avide de pomper l’épouvante et d’en restituer le jus noir à la moindre pression, pression qui peut prendre la forme de cauchemars, d’involontaires incantations, de rituels noirs. »

 Producteur et présentateur de l'émission Mauvais genre sur France-culture, il a consacré une émission à l'auteur le 20 décembre: À HUE ET À DIABLE : Sylvie Granotier, Thomas Ligotti, Sheridan Le Fanu
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         Extrait: L'art perdu du crépuscule
Le coucher du soleil était inhabituel. Étant resté toute la journée derrière d'opaques tentures, je ne m'étais pas rendu compte que l'orage menaçait; une grande partie du ciel avait revêtu la couleur exacte de vieilles armures que l'on voit dans les musées. Simultanément, des taches éclatantes livraient bataille pour un fragment de ciel avec l'onyx imminent de la tempête. En-dessous, au-dessus, la lumière et l'obscurité se mélangeaient d'étranges façons. Les ombres et les rayons entraient en fusion, éclaboussant le paysage d'un croquis irréel de ténèbres et de brillances. Nuées éclatantes et noires se pénétraient les unes les autres dans un no man's land céleste. Les arbres d'automne avaient pris l'aspect de sculptures fabriquées en rêve, troncs et branches couleur de plomb et feuilles rouges fer prises dans un moment infini, dont le temps était surnaturellement aboli. Le lac gris, lentement, se hérissait et retombait dans un sommeil de mort, lapant, imbécile, sa jetée de pierres engourdies. Une vision contradictoire et ambivalente, une vapeur tragicomique recouvrant toute chose. Une contrée de parfait crépuscule. p.88.  

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