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mardi 23 décembre 2014

Thomas Clerc - Paris, musée du XXIè siècle

Thomas Clerc   
Paris, musée du XXIè siècle. Le dixième arrondissement. (L’Arbalète/Gallimard) 2007

Un écrivain, Thomas Clerc, arpente les rues de son arrondissement, le 10 ème, de février 2004 à juin 2007. Il note, à la volée, tout ce qu’il voit. But: inclure dans l’oeuvre même les caractères de la vie réelle. Il s’efforce d’être exhaustif, de passer par toutes les rues, boulevards, passages, travées, cours intérieures, ruelles, places, parkings, cités, gares (du Nord, de l’Est), canal...

Sa règle: l'alphabet, explorer un quartier, une zone, de A à Z...

Il fait des rencontres, il croise des sosies (Milosevic, Georges Perec) des connaissances, amis, famille (sa tante Thérèse au bras d’une prostituée): 

« La rencontre, lieu commun de la littérature parisienne, vient de la juste taille de Paris : on peut ne pas rencontrer quelqu’un qu’on connait, mais il n’est pas rare que cela se produise. Entre la rencontre obligatoire de village (l’horreur) et l’anonymat total des mégapoles (l’enfer), Paris est la ville aux proportions justes. »

Regard subjectif de rigueur. Quand ça ne lui plaît pas, il dit AFS (à faire sauter); quand ça ne lui plaît vraiment pas: AFSU (à faire sauter d’urgence). 
Toujours inspiré par le n’importe quoi, le minuscule et l’anodin, il réussit à avoir son idée sur tout, des détails sans importance, lettres de métal, centre de santé, le sigle SDF opposé au vieux terme de clochard, les noms de magasins (Créa-Tif, Moustache bar homo, Sexy Shop, Franprix, Monoprix, Yatoo Partoo, G 20, Key West...). 
A chaque pas, il peut être ramené à des souvenirs personnels, une rupture, une agression, des connaissances, le souvenir d’un spectacle, la visite d’un appartement, une nuit sexuelle dans un hôtel louche, une réflexion numérologique (39 ans: l’âge qu’il a, l’âge de Guillaume Dustan et de Maurice Sachs à leur mort)...

Le livre se présente comme une suite continue de fragments désordonnés, un melting-pot d’observations collées les unes après les autres qui déroule la vie des rues, un flux continu figé dans l’écriture. Autant dire qu’il faut un certain effort pour entrer dans le livre et y rester . Mais on est têtu, on tiens le coup, d’abord pour le plaisir un peu snob de finir un bouquin expérimental que peu de gens ont lu/vont lire, et on est conquis par son ironie légère déjà testée dans Intérieur au début de l’année. 
« Les voitures sont les oeuvres d’art favorites de la population, elles réconcilient bourgeois, prolétaires et parvenus. »
L’auteur devient notre guide, on est heureux de flâner, errer, observer, se moquer, s’introduire dans des endroits le suivre : 
« Intrusion: à peine la porte franchie, je comprends que dans ce décor de tentures pourpres et d’objets de culte prospère une officine de désenvoûtement. Une grosse femme noire - Théodora ?- m’accueille fraîchement: « C’est pour quoi ? ». Ne sachant que répondre, je joue de politesse pour essayer de gagner du temps et m’imprègne de tout comme une éponge, passant mes yeux sur les murs couverts de statuettes, médailles, objets votifs et autres bougies multicolores allumées. (...) Tel Artemus Gordon dans un épisode des Mystères de l’Ouest (plus que James West, qui aurait déjà réussi à monter en force), je suis le parfait intrus qui ne comprend rien aux standards locaux. » p.78
 On chemine avec un vrai Parisien fier de l’être (parce que, en d’autres contrées, dans d'autres milieux « parisien », ce serait une insulte, un peu comme fonctionnaire). Il nous parle, il nous montre des choses qu’on aurait pas vu sans lui. Tiens, par exemple, page 171: 
« Je ne trouve pas grand-chose à voler visuellement pendant ces 6 minutes d’interlude, puis un nouveau visiteur traverse la cité, auquel j’emboîte le pas, et je me retrouve en zone libre. Ainsi la réduction de l’espace public s’est-elle doublée d’une perte objective de temps, qu’il n’a tenu qu’à moi de convertir. Une scène me dédommage largement: à l’angle du passage désert, une femme allongée sur le dos se fait faire un cunnilingus par un homme ! Cet imprévisible peep-show à ciel ouvert est acté par un couple de clochards qui, à mon approche, se redresse aussitôt. »

L’auteur inspire le lecteur: quand on erre en ville soi-même, on se surprend à faire comme lui, à penser à sa manière, comme un critique d’art réel, le spectacle de la ville est changeant, tout paraît beau. C’est neuf en terme de littérature et ça fait toujours du bien. On éprouve le sentiment d'utilité des mots et de la littérature quand elle capte et capture un gros morceau de Réel pour le mâcher comme une bonne viande, cette fameuse substantifique moelle.
- Le billet de Pierre Assouline

mardi 16 décembre 2014

Les fantômes de la station orbitale

Solaris de Stanislaw Lem (1961) traduit du polonais par Jean-Michel Jasienko (Denoël)

Kris Kelvin, un psychologue, arrive par capsule dans la station orbitale qui tourne autour de la planète Solaris. Nous sommes à des années lumières du Système Solaire. Solaris a été découverte environ 100 ans avant la naissance de Kelvin, elle a engendré une littérature abondante de milliers d’ouvrages. Une grande bibliothèque qui sent le vieux bois lui est même dédiée au coeur du vaisseau spatial. Kelvin s’y sentira à l’aise, essayant de deviner le mystère de la planète en se plongeant dans des monographies anciennes, se nourrissant des théories de grands physiciens fascinés par Solaris. 

Kelvin raconte, à la première personne, ses premiers pas dans la station orbitale. On y croit, on s’y voit. 
Une inscription verte s'éclaira « ARRIVÉE »; la paroi de la capsule s'ouvrit. Le lit pneumatique me poussa légèrement dans le dos, de sorte que, pour ne pas tomber, je dus faire un pas en avant. Avec un sifflement étouffé, résigné, le scaphandre expira l’air de ses coussinets. J’étais libre. Je me trouvais sous un entonnoir argenté, aussi élevé que la nef d'une cathédrale. Des faisceaux de tuyaux de couleur descendaient le long des parois inclinées et disparaissaient dans des orifices arrondis . »

Il rencontre Snaut. L’homme est îvre et paraît cacher un secret. Il finit par avouer la mort de Gibarian, le scientifique qui a fait venir Kris Kelvin. Il tente de le mettre en garde: 

« Si tu voyais quelqu’un d'autre, tu comprends, quelqu'un qui ne serait ni moi, ni Sartorius, tu comprends, alors... »
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Kelvin investit sa chambre qu’il décrit précisément. Et puis ce sont les premiers contacts visuels, à travers le hublot, avec l’Océan qui recouvre la planète, ses crêtes de vagues énormes, les levers et les couchers des deux soleils, le rouge et le bleu, et les reflets écarlates qui remplissent sa chambre...Avant que la nuit tombe « La nuit me regardait, la nuit amorphe, aveugle, immense, sans frontières ».
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Comme un chat qui pense vous faire un cadeau quand il vous apporte une souris dans sa gueule, une des hypothèses formulée sera que l’Océan, cerveau protoplasmatique rangé dans la catégorie Métamorphe, fait des offrandes aux derniers hommes de la station orbitale. Comme s’il avait lu en eux, comme s’il s’était livré à des vivisections psychiques. 

« Généralement, tu es attendu à ton réveil, et il faut pourtant dormir de temps en temps ! »
« L’homme est parti à la découverte d’autres mondes, d’autres civilisations, sans avoir entièrement exploré ses propres abîmes, son labyrinthe de couloirs obscurs et de chambres secrètes, sans avoir percé le mystère des portes qu’il a lui-même condamné. »
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L’histoire de ce classique de la science-fiction est connue puisqu’il a donné deux films. On en sort avec de belles images dans la tête, une mélancolie du bout de l’univers. Lem excelle à rendre le malaise qu’on peut éprouver au contact d’une entité mystérieuse, hors-norme et pourtant totalement pacifique. Le contraste vient de là: les hommes de la station orbitale sont minés par leur psychisme, le retour matérialisé des fantômes de leur vie. Et les fantôme sentent ce malaise, jusqu’à être poussé au suicide, mais les fantômes peuvent-ils mourir ?

Fantastiques descriptions de l’Océan, longuement répertorié et analysé dans la littérature scientifique que compulse Kelvin, et qui a donné naissance à des mots comme mimoïde, longus. L’auteur décrit un organisme en perpétuelle transformation, parfois solide, parfois liquide, non agressif mais rendu dangereux par son imprévisibilité. Feuilleté bitumeux, pellicules, grappes piriformes, grumeaux, cratères, vagues, excroissances, bourgeons, l’océan se dilate, se tuméfie, gargouille, devient phosphorescent, opalescence, abîmes vertigineux...

Ces phases de descriptions et ces mises en abyme dans la littérature du passé forment un contrepoint méditatif au récit tragique de ce qui hante les trois habitants de ce disque d’un rayon de 100 mètres de diamètres. Beau roman de l’attente, du lointain, on en sort puissamment dépaysé. Et on comprend qu’il ait donné envie à des cinéastes. 


« Le soleil rouge avait disparu à l'horizon et l'océan était un désert sombre, moiré de lueurs mourantes, derniers reflets égarés parmi les longues crinières des vagues. Le ciel flamboyait. Des nuages à franges violacées traversaient ce monde rouge et noir, indiciblement lugubre. » p.77







vendredi 5 décembre 2014

Nicolas Duvoux L'autonomie des assistés

Une référence incontournable aussi bien pour l'action que pour la réflexion


Nicolas Duvoux, L’autonomie des assistés (PUF) 2009.

Le sociologue Nicolas Duvoux a fait sa thèse sur ce qu’il nomme « les assistés »: les allocataires du RMI. 
Dans son introduction, il note tout d’abord le retour des « mauvais pauvres » dans l’opinion. La croyance que « Les assistés d’aujourd’hui seraient rendus passifs par l’intervention trop généreuse de l’état ». Il s’agirait d’une rupture de la loyauté citoyenne,il cite Robert Castel qui a étudié le vagabond, le prolétaire. Quelle comparaison établir avec les comités de mendicité de la Révolution, comment traitait-on les pauvres avant, comment les considérait-on ?
Les travailleurs pauvres instrumentalisés par le discours politique

Ces nouveaux pauvres feraient figure de privilégiés par-rapport aux travailleurs pauvres dont le ressentiment est politiquement instrumentalisé. Ce qui marque une rupture avec la Fracture sociale qui a permis l’élection de Jacques Chirac. 

Le RMI est une injonction faite par l’état à l’individu de s’autonomiser. L’assisté doit signer un contrat d’engagement. Quelle est sa carrière morale ? Que pense-t-il ? Comment résiste-t-il à l’incitation de reprise à l’emploi, sachant que dans le monde du travail, l’exigence de flexibilité a été reportée sur les moins qualifiés ? Qu’est-ce-que cela fait de signer un contrat et devenir un « assisté » ? Comment comprendre le coût psychique d’une telle démarche, au point, pour certains, de renoncer à l’allocation ?

Les Rmistes sont différents les uns des autres, il y a ceux dotés de capitaux sociaux qui le vivent mal, les défavorisés qui ont su s’adapter à la situation. 
Dans tous les cas, l’autonomie apparaît comme une fiction qu’on se raconte dans un lien chargé d’affect entre le travailleur social (le référent) et le bénéficiaire. Il analyse également la popularité du mot « bénéficiaire » à l’intérieur du dispositif. 

Il termine sa longue introduction en décrivant le protocole de son enquête, le nombre de personnes rencontrés, le suivi, les lieux et la manière dont il a été reçu au cours de ses entretiens semi-directifs. Ce qu’on retient, c’est un engagement sur une longue durée de l’enquêteur, avec des personnes qui lui font confiance car il est extérieur au dispositif et ne juge pas. 

Le non-recours aux droits est supérieur à la fraude

Nicolas Duvoux montre 3 types de relations que les allocataires du RMI entretiennent avec la norme d'autonomie du contrat d'insertion. 

L’AUTONOMIE INTÉRIORISÉE
Dans « l’autonomie intériorisée », il a affaire à des hommes et des femmes qui vivent le RMI comme une perturbation, comme un passage indésirable, qui sont « tombés » au RMI et qui le vivent comme un déclassement. Ces personnes mieux dotées en capitaux culturels et qui ont conservé des liens sociaux denses considèrent  le RMI comme un droit légitime qui va leur permettre de rebondir. Ils sont dans une logique de forte « désirabilité sociale » et se voient comme des personnes acceptant les normes. 
Les tensions psychiques naissent de cet hypercivisme exprimé lié à un contrat qui est une injonction à l’autonomie. 

« Il y a contradiction entre la volonté de rendre autonome et la confrontation à des expériences et des relations dévalorisantes qui ôtent à l’individu une partie de son estime de soi. On constate un véritable paradoxe: la signature d’un contrat d’insertion est davantage le signe d’une installation dans le dispositif RMI que celui d’une sortie prochaine sur laquelle l’instrument contractuel n’a pas ou peu d’impact. »
Duvoux montre les épisodes dépressifs, la dissimulation de la fragilité, les stratégies pour mettre à distance le stigmate ou l’identité négative de soi-même. Il évoque également le coût psychique chez les travailleurs sociaux de l’exposition à la souffrance, le sentiment d’être démuni (p.85 Lazarus).

Pour en finir avec ce type, je veux opposer ces deux paragraphes qui mettent des mots très juste sur l'écart entre la réalité et une certaine fiction: 

Le portrait du chercheur d’emploi idéal:
p.48 « L'individu flexible, disponible, autonome, entrepreneur de lui-même, polyvalent, ayant des réseaux sociaux denses et diversifiés, capable d'investir ses qualités humaines dans des relations de travail enrichissantes représente l'idéal que les agences de recherche d'emploi, les associations d’aide promeuvent, à travers le dispositif de bilan de compétences approfondis par exemple. Si cet idéal peut fournir un statut de substitution aux cadres en recherche d'emploi indemnisés par des prestations versées par les ASSEDIC, l'intériorisation de ce discours installe les individus très fragilisés socialement dans une tension due au décalage entre les exigences et les ressources objectives dont il dispose.»

Le vécu de l’allocataire: 

« La honte, le développement d’une angoisse permanente et la contrainte matérielle convergent pour limiter les activités et les relations des individus. De fait, leurs relations se réduisant, leurs visées s’amenuisant, les individus perdent tout ou partie de leur volonté de mener leurs projets à terme du fait de leur installation dans le dispositif. » 

L’AUTONOMIE CONTRARIÉE
Pour le deuxième type, l’autonomie contrariée, il dessine la figure d’un assisté qui se trouve plus éloigné de l’emploi. Ces personnes mettent plus en avant leurs difficultés de santé, de transport. Il y a une curieuse relation avec les travailleurs sociaux (p.101) 
« Chacun des deux interlocuteurs doit réprimer ses sentiments profonds - les travailleurs sociaux, leur impatience face à la mauvaise volonté des individus à régler leurs problèmes, les individus leur mécontentement par-rapport au niveau d’une allocation qui ne permet pas de vivre décemment - pour exprimer une vue de la situation qu’il pense acceptable, au moins provisoirement, par l’interlocuteur. »

 « Les individus disent trouver un soutien moral dans l’accompagnement , une occasion d’être écoutés. Par-rapport à cette écoute, pour être conforme au rôle social qui est le leur -celui des bons pauvres- les individus doivent en permanence dramatiser leur inactivité, c’est-à-dire en rendre visible les coûts invisibles (souffrance, culpabilité, incapacité), ce qui suppose, comme Goffman l’a remarqué, des qualités différentes de celles qu’on cherche à rendre manifestes. Ils font preuve d’une grande inventivité pratique et discursive pour justifier de leur incapacité à accomplir les démarches qui devraient leur permettre d’être ou de redevenir autonome. (p.103) »



Le sociologue évoque là aussi la souffrance du travailleur social: p.108
 « La souffrance des travailleurs sociaux n’est pas simplement liée à leur rôle de soupape de la souffrance et de la colère de populations en difficulté et en demandes, mais également à leur incapacité à sanctionner des allocataires qui ne se conforment pas à l’allégeance qu’ils attendent d’eux et qui ne respectent pas les règles du jeu. »

Comme on l’a vu dans le livre d’Isabelle Astier, dès le début du RMI, la personne doit beaucoup parler d’elle, donner son parcours biographique. Nicolas Duvoux parle de la tendance de la société à mettre l’accent sur l’écoute de la souffrance. Il montre aussi que les individus ont profondément intériorisé l’idée qu’ils sont responsables de leur déclin social, sans tenir compte des déterminants sociaux. Mais d’un autre coté, la possibilité d’imputer leur situation à la société leur permet de diminuer l’image négative d’eux-même. 

Le corps est touché. Il cite Vigarello qui a donné une chronologie précise de la dégradation du corps, le bénin se transformant en gravité. (p.116) 
Les personnes ont des stratégies de présentation: on met en scène sa pauvreté, son dénuement, par exemple en portant des vêtements usés. 
Le rapport au temps est différent d’un salarié, ce qu’il appelle « rétrécissement temporel », il en parle à de nombreuses reprises, et là, je me permets une note personnelle, c’est un point clé dans la psychologie d’un assisté. 
Il parle des mères célibataires avec enfants qui ont une familiarité avec les services sociaux. La sécurité apportée par le RMI les met dans une position de loyauté et de soumission. 
Il parle aussi de la « fiction nécessaire » de l’insertion: 

« L’autonomie est la fiction nécessaire de l’insertion. Dans un contexte de suspicion croissante à l’égard des assistés, la mobilisation d’un tissu d’intervenants et de partenaires autour des populations ne peut se justifier que si elle est pilotée par la recherche d’une articulation avec le marché du travail. La légitimation des politiques publiques à destination des populations vulnérables s’appuie donc sur le recours à la notion d’autonomie. Cela a pour effet d’obliger les allocataires, s’il veulent manifester leur adhésion aux attentes institutionnelles, à justifier leurs comportement par-rapport à cette norme.»

Chose qui m’a surpris, le sociologue a aussi rencontré le racisme des « petits blancs », un ressentiment des franges déqualifiées du salariat. Sans doute qu’en présence de l’enquêteur, qui ne juge pas, la parole se libère. 

De son coté, le travailleur social a une fonction essentielle, celle d’éviter de redoubler les jugements négatifs de la société. 

LE REFUS DE LA DÉPENDANCE
Le troisième type, le Refus de la dépendance, décrit les individus les plus marginaux. Une fois encore, on a une perte de la temporalité, les personnes ont l’impression d’être cachées, une tendance à s’auto-exclure, à ressentir une souillure, une identité négative où on ne peut pas mettre à distance le stigmate. Etre inutile, être gênant. Solipsisme de la folie. Stress permanent. La société est associée à une immense entreprise de persécution. Les institutions les gèrent d’une façon presque autonome par-rapport aux autres groupes.  

Il montre bien, à travers l’exemple d’une personne, l’importance de la rumination, les mêmes idées qui reviennent sans cesse et bloquent la personne dans une situation donnée. 
« Guillaume Le Blanc a parfaitement perçu que la rumination était la modalité par laquelle les précaires s’enfonçaient et se perdaient dans un isolement social croissant. » p.176

Il montre dans ce chapitre trois types différents: les refus ascétiques, le refus mystique de l’autonomie et la distance ironique

Dans le premier, le travailleur social a affaire à des personnes qui retournent le stigmate en s’assumant comme profiteurs. Souvent extrêmement soumis, ils revendiquent le RMI comme un dû (motif d’épuisement professionnel dénoncé par les travailleurs sociaux). 

Citations: 
« L’institution est parfois en elle-même le dernier lieu où des individus dépourvus, ayant de grandes difficultés à nouer des relations et à les maintenir, disent avoir une existence. » 188
« Quand l’identité négative est intériorisée, accepter les normes de la société devient impossible: la société doit nécessairement être responsable de leur échec pour que les individus puissent maintenir un tant soi peu d’estime d’eux-mêmes. »
« Les normes de l’amélioration de la vie apparaissent d’autant plus tyranniques et insupportables que les individus n’ont pas à strictement parler les moyens de s’y conformer. » 191

D’ailleurs, dans le deuxième cas, le sociologue est contraint à des hypothèses, car les personnes sont tellement loin de la société qu’elles ne peuvent pas respecter les consignes élémentaires d’un entretien. 
Dernier cas, celui de la distance ironique, il présente l’originalité d’être monté en épingle dans le traitement médiatique alors qu’il ne représente qu’une très faible minorité. Le non-emploi est du temps libre qu’on peut consacrer à l’épanouissement personnel, à se cultiver, on retourne à son profit un temps d’inactivité. Mais le sociologue en a peu rencontré, pas évident d’avouer des comportements déviants et stigmatisés. Ce sont souvent des déçus du travail qui exploitent les incohérences du système avec une indéniable agilité et ont souvent un ascendant sur le travailleur social. Exemple dans le deuxième reportage audio de ce billet.  

Exemples des stéréotypes glanés sur le web, qui ressemblent d'ailleurs beaucoup à des ruminations tellement ils se suivent et se ressemblent. 

Dans sa conclusion générale, Nicolas Duvoux montre les lignes de fracture qui traversent ces populations souvent proches des travailleurs pauvres: 
« Le constat auquel je parviens permet de prolonger l’idée selon laquelle les couches sociales les plus modestes sont les plus hostiles à l’assistanat et les plus promptes à demander des contreparties à ceux qui bénéficient d’une forme ou d’une autre d’assistance publique. Selon moi toutefois, cette ligne de clivage passe à l’intérieur même des populations assistées (…) et annihile toute possibilité de mobilisation collective de ce groupe. »
Les populations vulnérables sont éparpillées, sans idéologie, sans organisation véritable, sans structures, incapables de revendiquer quoi que ce soit, contrairement aux ouvriers d’usine qui avaient les syndicats. 


Ce que j’en pense: Une lecture qui fut un long, long tunnel nécessaire pour mieux comprendre, donner du sens aux choses. Ce billet c'est un peu la lumière au bout du tunnel. Sous le ciel gris de ce mois de décembre.