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samedi 26 décembre 2015

Cauchemar à New York: Necropolis

NECROPOLIS d’Herbert Liebermann 1976, traduit de l'américain par Maurice Rambaud. 


40 ans après sa publication, Necropolis impressionne toujours autant, miracle du polar et de la littérature qui semble être la matrice de toutes les séries américaines qu’on a vu depuis. 
D'ailleurs, sur Babelio, on ne s'y trompe pas, j'ai rarement vu une telle unanimité à propos d'un livre: lien les critiques du livre sur Babelio. Beau pouvoir de la fiction et de la littérature, 40 ans après son écriture ! Ça console.
« Les mains, on s’en fout, mais retrouvez-moi les foutues têtes ! »
Paul Konig, médecin-chef du service médico-légal de la ville de New York est sans pitié avec le vieux flic dur à cuire qui a retrouvé des bouts de corps sur les berges boueuses du fleuve. Et plus généralement avec ceux qui sont sous ses ordres, collègues, assistants qu’il est capable de s’aliéner. C’est un roman efficacement mené avec un personnage mal embouché, fantômatique, incarnation d'un roi sur son royaume désolé -le service médico-légal- la morgue de New York, sorte de roi devenant fou, un personnage unique, ce Paul Konig.
A plus de 60 ans, le médecin n’a rien d’un mou ou d’un libéral. C’est un homme pétri de moralisme et un expert mondialement reconnu dans son domaine: l’autopsie.
« Les rapports de Konig sont célèbres dans le monde entier, il est l’autorité suprême. » 
 Il fascine les membres de son équipe par sa capacité à faire parler les corps, à les reconstituer. A l’image de son vieux maître Banhof, lui aussi est « Un ascète et un érudit qui ne vivait que pour son travail et était mû par une impitoyable passion de la vérité. »

Mais, dans la solitude, la façade se fissure. Paul Konig vit un drame secret, une attente insupportable : la disparition de sa fille. Il rêve d’elle, il l’imagine dans la grande ville et parcourt les rues malgré la douleur, drôle de vieux fou échevelé devenant la proie des humiliations.  On le verra mortifié, à bout de nerf, s’épuisant à la tâche, s’enfonçant toujours plus loin dans le cauchemar, entre les accusations de corruption pour vol de cadavre, errant tel un fantôme dans sa grande maison silencieuse pleine de souvenirs. 
Le but semble être de mettre ce personnage dans l'état physique et mental le plus bas, le pousser à bout. Et capable de génie pour assembler des bouts de corps...
Paul Konig est un des plus beaux et marquants “héros“ de roman qu’on puisse trouver. Si Necropolis échappe au cadre de la littérature de genre, il le doit en partie à ce personnage shakespearien. 
Il le doit aussi à son réalisme minutieux, ses descriptions cliniques et documentées du monde d’une salle d’autopsie. Herbert Lieberman a suivi pendant plus d'un an l'équipe de l'Institut médico-légal de Manhattan. Ce grand roman tient sa ligne haletante jusqu’au bout, on a peur de savoir la fin, et son impact sur l’esprit du lecteur vient de son découpage, de son absence d’esbroufe, juste l’efficacité d'une narration au visuel cinématographique, sa façon de rendre sobre et réel le rictus diabolique de la mort.


samedi 10 octobre 2015

Héléna Marienské Les ennemis de la vie ordinaire


Héléna Marienské    Les ennemis de la vie ordinaire (Flammarion)

Lu dans le cadre de l’opération Masse critique. Merci à Babélio et à Flammarion pour l’envoi de ce livre.
Une psychologue sûre de son savoir de thérapeute réunit des hommes et des femmes victimes d’addiction. Il y a le joueur compulsif, dépendant de la roulette, l’héroïnomane en voie de clochardisation, l'accro au sport qui finit en fauteuil roulant, l’obsédé du sexe (et grand littéraire) qui va passer les bornes, la bourgeoise alcoolique et humiliée par son commissaire priseur de mari, le prêtre cocaïnomane sosie du pape et j’en oublie, ils sont sept en tout. Tous ces personnages sont habilement caractérisés, chacun ses habitudes, ses tics de langage, ses passions.
Cette belle galerie d’originaux va évoluer dans une direction non voulue. Le mélange des ces personnalités addictives va faire des étincelles. Ils vont apprendre les uns des autres, que ce soit l’amour ou le poker. La thérapeute, qui incarne une sorte de norme, bienveillante mais imbue d’elle même, va se retrouver dépassée jusqu’à disparaître. L’addiction, ou plutôt la polyaddiction, devient la norme. Et le roman va se boucler jusqu’à sa conclusion burlesque....
C’est une belle manière d’inverser notre rapport au monde: les humiliés, ceux qui sont en échec, deviennent à la fin les vainqueurs éphémères.
Si j’ai aimé ? Je me suis laissé happer par l’histoire, j’ai admiré le savoir-faire et l’habileté de Héléna Marienské pour créer ses personnages, mais le roman souffre de son efficacité et de son (relatif) happy end. J’aurais aimé plus de noirceur et un final vraiment apocalyptique...

jeudi 1 octobre 2015

La vie parallèle du buveur de sang


Nick Tosches Moi et le Diable (Albin Michel) traduit par Héloïse Esquié. 


Lu grâce à l'opération Masse critique de Babelio, c'est toujours valorisant de recevoir le livre juste avant sa parution, en "épreuves non corrigées" comme il est écrit dans un gros rond rouge...Les critiques des lecteurs reflètent assez bien mon sentiment. Une prose fantasmagorique mais une histoire qui s'étire un peu trop...

Nick est un vieil écrivain alcoolique qui nous raconte son quotidien. Il se considère comme le spectre édenté d’un homme fini et traîne de bar en bar sa misère et son physique ruiné par l’âge et les excès. C’est aussi un esthète capable d’écouter Alina ou Litany d’Arvo Pärt qui accorde une grande attention aux nourritures qu’il met dans sa bouche. Le vocabulaire précis et choisi avec lequel il détaille sa vie transforme la banalité en un monde chatoyant.
Belle description de son New York qu’il a vu changer, notamment ce quartier du Sud de Manhattan transformé en une perpétuelle vallée d’échafaudages, qui s’est boboïsé comme on dirait en France. Finie l’époque où il dormait sur son escalier de secours.
Il est obsédé par l’alcool, par les Alcooliques anonymes et à l’espoir que suscite en lui Olivier Ameisen  et sa trouvaille du Baclofène.
Puis vient le sang qui va remplacer l’alcool. Son ami Keith Richards (qui s’y connaît en addictions) le met en garde: ceux qui goûtent le sang font un voyage sans retour. J’ai vu des choses sortir d’eux lui dit-il. Le point de non-retour est proche... Surtout quand deux femmes sont retrouvées égorgées au coin de la rue...Entretemps, il vit une histoire d’amour avec la jeune Lorna, une étudiante, et s’en va retrouver sa vitalité en fouettant une vierge consentante, et goûtant son sang naturellement.
Nick se sent de mieux en mieux, il a arrêté de boire, ses sens s’aiguisent, son corps rajeunit, les écrits spirites de son double somnambule et leur poésie bizarroïde le surprennent au réveil. Il se retrouve au royaume de la santé éclatante, son groupe sanguin changeant de manière inexplicable...De quoi attirer l’attention du Diable en personne...
Baudelairien en diable, ce roman exalte la puissance de la vie couplée à la mort, la pulsation du sang qui parcourt le corps. Roman étrange et crépusculaire du plaisir rare et illicite, du mot recherché, où Nick le vieil écrivain s’invente une vie de buveur de sang et de fouetteur de vierge. J’ai mis plein de petite croix, nombreux passage de bravoure, dommage que la narration ne soit pas plus resserrée, se délaie un peu dans la répétition. On sent que l’écrivain est parfois un peu à bout de souffle et se contente de greffer une vie parallèle à celle de son double.

dimanche 23 août 2015

Chasselas, cocaïne et mondialisation par DOA

DOA Le serpent aux mille coupures (Série Noire) 2009


C’est le troisième roman de cet auteur que je lis en deux mois. Une valeur sûre. Vidéo de l'auteur parlant très bien de son livre. 

Une nuit, un paysan de Moissac, Baptiste Latapie est en train de saboter avec une tenaille les palissages d’un vigneron concurrent. Son tort ? C’est un noir qui s’est marié avec la fille d’un propriétaire et que les paysans du coin aimeraient faire déguerpir . Le saboteur est interrompu par l’arrivée d’une voiture.
Changement de point de vue: dans le véhicule, des mafieux colombiens venus traiter des affaires avec des collègues italiens....
Par un hasard incroyable, le sbire et chauffeur des mafieux tombe sur un accidenté de la route, moto renversée dans un fossé. On ne veut pas de témoin: pas de quartier pour le blessé. Sauf que le blessé n’est pas monsieur tout le monde...
Pendant ce temps-là, sur les routes de la région, les gendarmes patrouillent à la recherche d’un fugitif. On le comprend à la fin du roman, on est juste après Citoyens clandestins. Le lecteur trouvait bien une certaine ressemblance à un personnage...

Ensuite, nous aurons droit à une prise d’otage dans une ferme isolée et à la confrontation entre le preneur d’otage, un homme blessé, un professionnel dur et en fuite, et la petite famille, la femme, le fermier, la petite fille et le chien...
Un tueur sans pitié commandité par la mafia (le fameux serpent) arrive pour nettoyer le merdier, il va mettre les polices françaises et espagnoles sur les dents et faire des dégâts dans la paysannerie locale ...

Encore un bon roman de DOA après Citoyen clandestin. J’ai retrouvé la sobre efficacité des Manchette comme par exemple La position du tireur couché avec en plus son talent pour nous faire vivre plusieurs points de vue avant de joindre les fils narratifs à la fin. 
150 pages qui se lisent en un éclair. 

vendredi 21 août 2015

Joseph Bialot Rue du chat crevé

Joseph Bialot  Rue du chat crevé ( Série noire) 1983


Aussitôt commencé, aussitôt fini. On est emporté dans le monde dingo et imagé de Joseph Bialot. 
Ça commence par un accident de la route, une gamine renversée. 
« Dans la rue adjacente, une Dauphine hors d’âge émergea, vira à gauche, brutalement, trop brutalement. »
Ça continue avec un homme qui écrit le mot chômeur sur une étoile jaune avant de péter un cable et devenir un forcené qui tire sur les objets électroniques et les télés en particulier. 
« Le tueur, l’oeil vague, reprenait.
- Je me suis demandé à quoi ça rimait. Et ça ne rimait qu’à la télé, à ce miroir imbécile qui te vante le meilleur produit du monde pour nettoyer tes chiottes. Juste lorsque tu te mets à table. Ce miroir implacable qui te renvoie l’image du monde, ton image, le même monde débile que le tien. Six milliards de connards qui se lèvent tous les jours, qui bossent, bouffent, chôment, baisent, tuent, se branlent, se font tuer pour rien, pour le vide, la vidéo. Voilà. »
Pour payer un flacon de parfum au muguet à leur copine accidentée, une bande d’enfant cherche un stratagème pour obtenir de l’argent. Nino le rêveur va fourbir un plan aux petits oignons pour faire un hold up dans une gare...Il faudra le faire un lundi car « on vote dimanche, donc pas d’école lundi matin puisqu’on désinfecte toujours après les élections. »
Espérons qu’il ait plus de chance que son grand frère, le type même de ce que les flics appellent un petit casseur. Il est rencardé et fournit un faussaire et recéleur, le légendaire Kili des Puces. Et on n’oubliera pas Max et son tueur, le pitbull Rosko.
 Joseph Bialot Rue du chat crevé, ça sonnait bien et j’ai passé deux heures emporté dans la trombe d'un monde coloré où des enfants jouent aux adultes en mettant des masques de carnaval, kidnappent des chiens, où les pit-bull tuent sans pitié dobermans, berger allemand et vieil homme, et où une gamine n'aura jamais son flacon de parfum. A la fin, il ne reste qu'un conte cruel. Une belle découverte. Pour comparer, un Pennac en plus cruel et plus rapide. 

Exemple du style: 
« Louis-Ferdinand Cotencin, artiste lyrique en retraite, remontait la rue du Poteau, voie parisienne qui étire ses volutes pavées entre Montmartre et Clignancourt.Il traînait, sur des roulettes, le cabas noir des jours de marché et trottinait à petits pas rapides. Sa main gauche tirait, freinait ou suivait les mouvements de « Fourcy », son Scottish Australien à la fourrure noire. Une de ces bêtes ignobles que les hommes appellent chien et qui tiennent plus sûrement de la moquette à poils raides montée sur pattes. Un croisement raté par la nature entre une chienne, un hérisson et une brosse en chiendent ; un animal pervers qui mordait en douce, pissait dans les ascenseurs, polluait les trottoirs.Cotencin se moquait du qu’en-dira-t-on, adorait son chien. » p.83


Extrait de: Joseph Bialot. « Rue du Chat Crevé. » 

dimanche 16 août 2015

Sans espoir de retour

Robin Cook   On ne meurt que deux fois ( He died with his eyes open) Série noire, traduit de l’anglais par Jean-Bernard Piat. 

Le narrateur, un sergent de police du service des décès non éclaircis, arrive sur une scène de crime. Nous ne saurons pas le nom de cet homme, nous connaîtrons juste son éthique professionnelle qui le fait rester à un poste ingrat dans la police anglaise, pour rendre justice aux anonymes. 
« Nous travaillons sur la mort obcure, sans importance et apparemment sans mobile de gens qui ne comptent pas et n’ont jamais compté. »
Charles Staniland a été massacré. 
« Comment un alcoolique de cet âge-là finit-il sa carrière dans un terrain vague, dans le même état que s’il avait été déchiqueté par un obus ? »

Le sergent-narrateur s’immerge dans la vie du mort, il lit ses écrits, et écoute des cassettes audio où il raconte sa descente aux enfers, entre désespoir et lucidité. Le sergent passe de témoin en témoin, de bar en appartements sinistrés. Il y a ceux qui méprisaient Staniland et ceux qui l’ont bien aimé (un ex-collègue de la BBC et son ex-femme). Il sait qu’il touche au but quand il retrouve la femme fatale, la dernière amante de Staniland. Pour savoir la vérité, le sergent va devoir aller loin, trop loin ...?


« Les gens comme ça sont semblables aux infirmières. On trouve normal qu’ils passent inaperçus sans être récompensés.  »

Le fil ténu des souvenirs

Nathalie Sarraute  ENFANCE  (Gallimard, 1985)

Une enfance qui ressurgit avec ses figures. Les parents séparés. Le père, tout d’abord, exilé russe, dont on nous dit qu’il essaie de reconstituer son usine de produits chimiques. La mère qui vit en Russie avec le gentil Kolia.
Mais Nathalie, vers 8 ans, est accueillie plus longtemps chez son père et Véra, sa nouvelle compagne, qui met au monde Lili. 
Si son père l’entoure d’une affection jamais démentie, on ne saura jamais quel degré d’affection lui porte sa belle-mère qui n’a que quinze ans de plus qu’elle. Elle lui posera la question, à brûle-pourpoint: est-ce-que tu me détestes ?
Le troisième personnage, le plus important, c’est l’école de la République, l’école laïque française. L’école devient le hâvre protecteur pour cette enfant aux excellentes notes, ballotée entre ses parents, obligée faire des choix d’adulte. Elle vit là-bas un moment de perfection au cours d’une simple récitation. L’école est « un monde aux confins tracés avec une grande précision, un monde solide, partout visible, juste à ma mesure. ». Elle éprouve précisément le sentiment que l’enseignement primaire cherche à donner. 


Ce court livre est écrit sous forme de dialogue intérieur, un ping pong verbal, une auto-psychanalyse où les souvenirs enfuis, enfouis, se raniment à la lueur du présent, mais sont vacillant car on ne connaît pas leur degré de véracité, à quel point ils sont reconstruits. Un fil minuscule les unit et ils émergent en ribambelle de la brume du passé. 

Un pèlerin de Compostelle

Jean-Christophe Rufin   Immortelle randonnée   (Gallimard) 2014



Quand il a fait la randonnée-pèlerinage de St Jacques de Compostelle en passant par le chemin du nord (800 km), Jean-Christophe Rufin n’a pris aucune note. Il voulait juste vivre l’expérience sans intention d’en faire un livre. Il juge son expérience avec du recul. 
C’est d’abord une expérience de marcheur, un défi sportif, une purge intellectuelle et un moyen de se détacher des oripeaux sociaux (ambassadeur, académicien). Nul ne fait plus attention à lui. 
Il y a la période d’acclimatation d’une semaine puis le pèlerin, bien calé dans sa crasse, dans sa fatigue latente, se transforme peu à peu. Cet enseignement de la frugalité, cette paix qui augmente au fur-et-à-mesure de la marche ressemble davantage pour lui à un pèlerinage bouddhiste que chrétien. 
On a du plaisir à pérégriner avec l’auteur, il nous reste une impression générale servi par la prose classique, quelques portraits, les haltes, le fait que le pèlerin est de toute façon seul jusqu’au bout, son dénuement et sa faiblesse contre le monde moderne. Mais il y a parfois un abus de grandes phrases, de sentences sur l’existence un peu creuses qui paraissent être des subterfuges pour remplir le livre. 


Au fond, ce que Rufin semble chercher, c’est la preuve que la marche, geste simple, le dénuement, la pauvreté sont des formes de résistance à l’aliénation du monde moderne. J’ai aimé les détails concrets du randonneur : le plaisir de bivouaquer pour éviter le plus possible les dortoirs communs, l’intérêt  pour la MUL (marche ultra légère).

Les tribulations d’une chamane à Paris

Corine Sombrun   Les tribulations d’une chamane à Paris 

Corine Sombrun, de retour de Mongolie où elle suit un enseignement de chamane, est rentrée dans son appartement parisien. Elle est toujours hantée par la mort de l’homme de sa vie dont elle disperse les cendres dans le vent. Plus loin dans le livre, on apprend quel goût ont les cendres d’un mort...Ça craque sous la dent, à cause des os...
Elle retrouve ses amis, intrigués par ce don qui est tombée sur elle et qu’elle semble avoir été obligée de développer. Elle accepte de faire des cérémonies, ce qui signifie entrer en transe en jouant du tambour, son moyen d’atteindre un EMC, un état modifié de conscience, devenir son animal totem, celui qu’elle voit dans ses visions: le loup. Accepter de perdre le contrôle dans le décor ordinaire de l’occidental rationnel, loin des steppes et des yourtes.  
En parallèle, elle rencontre régulièrement Anne, une ethnopsychiatre qui l’aide à faire le point sur les sensations nouvelles qui émergent en elle, elle peut par exemple sentir si quelqu’un est malade...Et, plus tard, en Mongolie, elle réussira à guérir une jeune femme qui n’avait plus ses règles. Mais elle ne fait pas de miracle: elle peut guérir de la peur de la mort, pas de la mort elle-même. 
Ce témoignage est intéressant car tout est décrit avec simplicité, sans effets littéraires. Elle parle d’elle avec ses doutes, ce poids d’être quelqu’un de non-ordinaire, avec ses envies de mademoiselle tout le monde. Elle se raconte d’une manière très prosaïque alors qu’elle touche au surnaturel. 

La vie de tous les jours a repris ses droits, elle tombe amoureuse, elle pratique un rituel interdit sur l’insistance d’une amie et réfléchit aux conséquences...Ecrit en 2007, on est curieux d’en savoir plus sur son parcours de chamane. 

Un monde qui change: avant l'orage, de Jim Thompson

Jim Thompson   Avant l’orage  (1946)



Ce roman de 1946 est la chronique de la famille Fargo du Nebraska. Je ne sais pas si les frères Coen l’ont lu mais l’ambiance et les personnages, l’humour dans un monde dur, a pu les inspirer. 

Edie Fargo et son garçonnet Robert arrivent à Verdon par le train . Edie n’a plus de nouvelles de son mari et elle est contrainte de rentrer dans sa famille. Elle devra trouver un travail chez des immigrés allemands qui ont leur propres écoles et leurs exploitations dans la région.

Chapitre après chapitre, nous faisons connaissance avec chacun des membres de la famille. Lincoln Fargo est le patriarche, un dur revenu de tout qui a roulé sa bosse avant de venir s’échouer dans le Nebraska. Il s’exprime encore avec un franc parler choquant, semble se moquer de tout et considère la vie comme un cadeau qu’on vous reprend lentement. Il ne cache pas son mépris pour son plus jeune fils Grant, une sorte de dandy qui boit plus que de raison et couche en secret avec sa cousine, la belle Bella, fille unique du banquier de la ville, qui rêve de sortir de ce coin pourri. 
L’autre fils de Lincoln, Sherman, un fermier qui trime dur, se fait rouler par un représentant qui lui vend des machines agricoles. Il est marié à Joséphine, hydropisique, père d’une famille nombreuse, dont les terribles Gus et Ted, qu’on verra grandir et s’en aller loin de leur coin de cambrousse. Mais que peut-il arriver de bon à deux gars comme eux, incapable de rentrer dans le moule ?
Tout une galerie de personnages se déploie comme une frise. Les scènes s’enchaînent en nous les présentant, avec leur naïveté et leur barbarie ( des garnements fouettés jusqu’au handicap par un homme qui ne sait pas encore qu’il est malade) le burlesque (des gamins qui remplacent le lait par de l’eau, des amorces dans un cendrier). La farce est toujours diluée de cruauté (un gamin qui joue un « tour pendable » c’est le moins qu’on puisse dire), l’humour est teinté  de corruption, on regarde vivre ces personnages aux lâchetés très humaines pour lesquelles Thompson a une grande tendresse. Le drame couve sans cesse et on ne sait jamais quand il va éclater...
On fait une recherche sur le mot « siphyllis », maladie qui affecte la personnalité d’un des personnages. 
On voit un monde qui change: un personnage s’étonne d’un magasin moderne où on se sert tout seul et on paie comptant. Un autre ne trouve pas vraiment sain cette manie moderne de construire des wc à l’intérieur des maisons. Un troisième ne comprend pas que la salle de bain soit dans sa chambre d’hôtel et s’attend à devoir la partager.
Un immigré allemand plein de sagesse parle de son plan de rotation des cultures qui s’étale sur 160 ans au représentant de la compagnie des machines agricoles:

« Deutsch secoua la tête et détourna les yeux, semblant se concentrer sur un vol de corbeaux qui planaient au-dessus d’une meule lointaine. Il pensait que les villes, encore plus que les campagnes, avaient sans doute besoin de voir loin. Elles devraient regarder vers les prochaines quarante, quatre-vingts, cent soixante années, et y voir soit une population ressemblant à une robuste et saine plaine – ou à un désert aride, sous-alimenté, affaibli et épuisé. »

Un député se sort d’une situation complexe en encourageant la construction de routes :

«  Il expliqua aux autres : Un camion, c’est à peu près comme une automobile, sauf que ça peut traîner plus de charge et que ça a un plateau dessus – n’importe quel genre de plateau. J’en ai vu des tas à Grand Island et à Omaha, là où ils ont les routes qu’il faut pour les faire rouler. »


Un grand roman à la simplicité trompeuse avec des scènes d’anthologie.

samedi 4 juillet 2015

"Citoyens clandestins" de DOA

CITOYENS CLANDESTINS  DOA ( Série Noire) 2007

- Pukhtu Primo, la "suite" est lue trois ans plus tard. 

Karim alias Fennec est un agent secret, clandestin infiltré au-milieu de musulmans intégristes (ça fait drôle de commencer le roman au moment de terminer le Bureau des Légendes ). Amel est une jeune mariée qui veut percer dans le métier de journaliste et qui va se retrouver mêlée à un sombre complot. Jean-Loup Servier est un expatrié revenu de Londres qui travaille dans les affaires. Lynx, un autre agent secret, est un solitaire en marge du système, aux méthodes efficaces et amorales. Il n’a pas d’existence « J’ai toujours cru que c’était un mythe, un fantasme... ». Voici les personnages principaux qu’on regarde vivre sans savoir à quel moment le destin va les faire se rejoindre. 
Armes chimiques vendues qui peuvent se retourner contre le pays qui les a vendues, préparation d'attentat, gorge profonde qui renseigne les journalistes, surveillance de tous et tout le monde, méfiance généralisée de tous les services et danger qui rôde dans un quotidien qui nous ressemble, voilà ce qu'ils doivent affronter. 
C’est passionnant, on se laisse mener par des scènes qui s’enchaînent, collées les unes aux autres. Curieuse impression de se laisser guider à l’aveugle dans le tourbillon des fils narratifs.


Sur le plan romanesque, c’est imparable, on tourne les pages à toute allure et on peut mesurer le saut qualitatif entre le troisième roman et le deuxième La ligne de sang, chroniqué ici il y a un mois. Plus aucune hésitation, l’auteur se projette à fond dans ses personnages et dans son histoire, la documentation et la connaissance de la chose militaire (DGSE, police, officines privées qui sous-traitent) parfaitement intégrée à l’histoire, il nous fait partager le professionnalisme guerrier de ces antihéros formés à lutter contre le terrorisme actuel. 

Il nous montre la guerre invisible, qui est peut-être la vraie guerre d’aujourd’hui, une réalité non médiatique que seul le genre du roman pouvait décrire. "Des attentats ont été déjoués" nous disent parfois les médias et on sentirait presque leur déception: pas de mort, pas de catastrophe, pas d’histoire. DOA nous raconte ce qui s’est passé derrière les mots. Des personnages ni blanc ni noir, soumis à leur états d’âme, même le super tueur et agent ultra efficace Lynx « Sa paranoïa, érigée en seconde nature, achevait de le consumer»,  y compris les terroristes les plus convaincus.  Pas de morale ici, la mécanique implacable du roman colle à la réalité du terrain où on ne peut pas faire de sentiment, il faut se salir les mains. 
Si vous cherchez le mélange parfait entre Le Carré et Ludlum, courez lire ce livre. 

jeudi 11 juin 2015

Anthropologie Eric Chauvier

Eric Chauvier Anthropologie (Allia)

Encore un petit livre étonnant et stimulant d’Eric Chauvier. Une aventure mentale dans un quotidien connu de tous, entre roman et sociologie. 
« J’ignore si elle est encore en vie »
Elle, c’est la mendiante qui vend des journaux au-milieu de la circulation automobile. Le narrateur est frappé par la voix de cette ado qui, selon lui, cache une fêlure. Il se permet d’extrapoler à partir d’un rien. Il ressent ce qu’il nomme “une familiarité rompue“
Dans sa voiture, il provoque les réactions d’autres personnes à la vue de cette jeune fille, à la manière d’une expérience de psychologie sociale. Il perçoit de l’offuscation, du refus de communication, de la fausse générosité de la part d’un intellectuel qui veut bien faire profiter de ses théories mais a peur de se confronter à une rencontre. 
Puis il part à la recherche de cette jeune fille qui a disparu du jour au lendemain. Il se heurte à l’indifférence, à la méfiance et constate combien le mot anthropologie, sa force soudaine, peut débloquer une situation. 
« L’intérêt que l’on porte à son prochain sans être mandaté est régulièrement l’objet de suspicion, au point de faire endosser à celui qui s’y livre les masques de la perversion. »

Il constate combien la recherche de cette jeune fille sans trace sur la scène sociale lui renvoie une image de lui-même en déformé, celle de sa présence sociale avec tous ses numéros, banque, sécurité sociale, identité...et une image de son pays, son administration, les rapports entre les gens. Il révèle ce formatage dont nous sommes les victimes consentantes. 
« ....la modernité occidentale a pris la forme d'un renoncement de l'État vis-à-vis des individus, qui, pour exister, doivent désormais tâcher de conserver, coûte que coûte, des traces de leur inscription dans la communauté. C'est admettre une traçabilité stratégique des êtres, produite non plus pour les contrôler, mais établie en fonction des situations économiques de chacun, et perçue comme un avantage social considérable par ceux qui ont à se battre pour l'obtenir ou pour la conserver. »p.67      Extrait de: Éric Chauvier. « Anthropologie. » 

Qu’est ce ce petit livre ? Une histoire vraie, une fiction, un essai, un roman ? On ne sait pas vraiment. Le lecteur est troublé, il suit la réflexion de l’auteur, il est gêné parfois, il se demande si les gens testés et observés existent en vrai. Eric Chauvier est devenu maître de l’extrapolation singulière. 


Résumé de l’éditeur: 

A mi-chemin du récit et de l'enquête de terrain, Anthropologie propose une investigation en creux, née de l'impression suscitée par le regard d'une jeune Rom qui s'adonne à la mendicité devant un centre commercial. Troublé par ce visage, qui éveille en lui toutes sortes d'interrogations, l'auteur évite d'abord la rencontre. Il se contente d'analyser les propos que tiennent ses proches au sujet de cette fille. Cette expérience lui semblant insuffisante, il décide finalement de rencontrer celle qui est à l'origine de son trouble. Mais elle disparaît justement à ce moment-là. Il tente alors de la retrouver et de percer le secret de cette figure devenue obsédante. Il se lance à la recherche de tous ceux qui ont pu la croiser et recueille leurs témoignages. Mais ces paroles fragmentaires, parfois contradictoires, ne lui permettent pas d'éclaircir le mystère. L'enquête ne peut cependant se réduire à un échec. Cette quête minutieuse, traque d'une absence, constitue un programme en soi, une discipline de vie, dont se dégage un tableau de la France contemporaine et de ses "exclus". Avec cet ouvrage, Eric Chauvier jette les bases d'une nouvelle façon de concevoir l'anthropologie, qui échappe à la froide analyse pour devenir littérature. 
L’importance désormais acquise par les médias, leur formidable capacité de diffuser les discours des pouvoirs politiques et économiques, le rôle aussi de groupes d’influence socioculturels financièrement manipulés, ont fait de la question du vrai et du faux le cœur de toute libre réflexion actuelle. Cette question englobe inséparablement le rôle et le sens humain de la vérité, les relations que le mensonge entretient avec la loi des choses mortes, les affrontements inévitables qui en résultent, les moyens d’expression et de transmission, enfin, de ces discours opposés.

Contre Télérama (Eric Chauvier)

Eric Chauvier   Contre Télérama (Allia)

Un très court essai d’une densité surprenante, comme une bille de plomb qui viendrait étoiler la surface vitrée du réel ou creuser un profond cratère dans le sable...
L’auteur vit dans une zone périurbaine. Le magazine culturel Télérama consacre un dossier à cette zone et éveille l’envie de l’auteur de la défendre. 
« Qui sont-ils, ces journalistes centralisés pour décréter la laideur de notre périurbanité ? »
Par l'observation et le questionnement, il tente alors de se dégager de la gangue d’un quotidien standardisé, se dépêtrer de la camisole sociale du citoyen ordinaire. Comme un homme qui crierait: je ne suis pas un stéréotype, à l’image du Prisonnier (la série): je ne suis pas un numéro
Le sociologue se veut modeste et questionne ce qu’il vit au quotidien en ingénu. Sa remise en cause produit un effet stimulant sur le cerveau du lecteur, comme s’il traçait une fenêtre imaginaire et nous invitait à l’observation. En plus, il ne cherche pas à être plus intelligent, il subodore seulement, il met en scène son introspection, avec ses faiblesses (provoquer un malentendu avec un groupe d’inconnus, accuser faussement les enfants). 
Son sujet : la vie périurbaine. Défaire l’idée que tout irait de soi. 
Y a-t-il une intention cachée, une machination ourdie par des urbanistes et des politiques dans ce monde élaboré par des hommes pour d’autres hommes ?


Sur 23 pages, on s’interrogera sur la perception de deux poules blanches qui occupent indument une grande parcelle, sur les sujets de conversation des cadres de l’aéronautique, sur l’effet clair de lune produit l’éclairage urbain. Est-ce normal de vivre à coté d’un patatoïde explosif ? Comment se comporter quand on rencontre un ancien condisciple dans la médiathèque de la ville ? Est-ce logique de remplacer un joli (ou moche) bois de hêtres par un écoquartier en bois, de reconstituer une ferme dans la galerie marchande l’hypermarché ? Qui a caillassé l’âne qui dérange le voisinage par ses braiements, est-ce la voisine pleine d’animosité ? Il s’interroge sur les zones de franchise et la clandestinité comme une aire dévolue aux rencontres homosexuelles. Il s’interroge sur la logique et les jugements de classe, sur le pouvoir d’achat...Il note 
Les êtres que l’on relie à des lieux de façon régulière ont du mal à exister ailleurs. Quelle est le mystère de cette maison aux volets clos depuis des années ?

La lecture de ce petit livre rassure le lecteur, le langage recherché de Chauvier cherche à mettre en mots le monde banal qui est sous nos yeux. En le poussant dans ses retranchements, il le domestique un peu. Le verbe console. 

« TEMPS. – Un peu comme on se réveille d'un mauvais rêve, nous nous sommes rendu compte, après avoir décidé de nous arrêter sur notre mode de vie et de réfléchir à notre existence dans ce cadre périurbain, que notre temps s'égrenait au rythme du flux des voitures circulant dans notre rue. Nous avions, certes, des repères de type chronologique, mais ceux-ci n'étaient que la surface illusoire de notre existence. De façon plus profonde, notre temps est rythmé de manière quasi inconsciente par les bruits des voitures aux heures de pointe ou bien le calme total qui, aux heures creuses, s'abat sur notre rue comme sur un enterrement. »


Extrait de: Éric Chauvier. « Contre Télérama. »

samedi 6 juin 2015

La ligne de sang (DOA)

D.O.A    La ligne de sang  Gallimard, Folio Policier, 2010

Un thriller lent et clinique avec le chien noir du surnaturel qui guette à la lisière...

Ambiance menaçante dans un quotidien réaliste.
J’ai avancé dans ce roman, centaine de pages après centaines de pages, en me demandant s’il allait vraiment commencer, si ça valait le coup de continuer. Comme Charybde et Encore du noir disent du bien de l'auteur, je me suis accroché. 


Un homme est dans le coma à l’hôpital suite à un banal accident de moto. Deux flics ordinaires se retrouvent liés à l'affaire. On les suit au jour le jour, dans leur travail, chez eux, dans leurs réflexions, leur passé, leur existence. C’est comme si une caméra les suivait en temps réel. Ils prennent des initiatives, visiter un appartement vide et se demander où est passée la jeune femme qui l’habitait, ex-compagne du motard alité. Ils font des heures de route pour voir la mère du comateux Paul Grieux dans un village avec un bar où on les regarde comme des étrangers, avec la vieille bicoque à l’écart du village...
Il retrouvent laborieusement l’adresse du comateux, et visitent ses appartements. DOA excelle dans les descriptions très précises des lieux, il adore les escaliers, les couloirs, les corridors et sait installer un fantastique léger, une menace planante et tournoyante comme un oiseau de proie sur l’ordinaire de chacun.
 Ce qui étonne dans le roman, c'est la façon dont la magie noire est suggérée, le lecteur ressent l'inquiétante impression de bifurquer et de changer de genre, du policier au fantastique. Les mystères, à la fois dans l’histoire et dans la facture du roman, nous font continuer, on veut savoir la suite et on se demande perfidement si l’auteur va retomber sur ses pattes. Et oui ! Mais en allant très loin dans la surenchère, dans l’horreur insoutenable, toujours décrite comme si c’était un procès verbal. (Spoiler !) Un rapport de police où on rencontrerait un mélange de Fourniret et Marc Dutroux ayant conclu un pacte avec le diable et se reproduisant de générations en générations. 
Evidemment je suis content de l’avoir terminé et curieux de lire d’autres romans de DOA. La fin est abrupte comme pour nous dire après tout ce n’est qu’une fiction à laquelle vous vous êtes laissés prendre. 

Bref, un thriller étonnant, presque expérimental, même si on se demande si c’était la véritable intention de l’auteur. Ces "brouillages de genres" seraient plutôt le fait d'un auteur qui fait ses gammes. 

mercredi 3 juin 2015

Autopsie des ombres (Xavier Boissel)

Autopsie des ombres  de Xavier Boissel  ( Inculte) 2013



Un homme dans un bar, dans son Opel, dans son studio, sur le canapé-lit. Le chat-compagnon l’observe en silence. 
Un homme dans une ville en ruine, famas à l’épaule, la neige floconne, commerces pillés, cadavres d’un couple sur un pont. Les soldats se regroupent. Les soldats tirent sur les chiens, pour éviter les épidémies. 
Un homme sort du sommeil, boit de la vodka, fume encore et encore, s’allonge dans un bain chaud et s’endort. 
C’est une dérive vers la disparition. L’auteur se fixe à son personnage principal et le suit comme une ombre. Le titre ne ment pas: l’anti-héros du roman est une ombre parmi les ombres, comment faire pour suivre l’ombre d’une ombre...
« Il avait marché toute la journée dans la ville, cherchant l’ombre, naviguant dans l’ombre et même parfois ayant la sensation d’être une ombre. »
Revenu d’une guerre dans les Balkans, il y a, ancrée en lui comme un éclat d’obus invisible qui s’infecte et irradie progressivement son esprit, le sentiment d’impuissance du soldat qui a été incapable de protéger les populations civiles. 
«  Quand tu croisais les bourreaux, tout signait, dans leur regard plein d’ironie, dans leurs corps rivés, le triomphe de leur impunité défiante.»
L’homme fume comme pour se consumer lui-même, et boit pour trouver le sommeil. 
La ville française où il est revenu, les jeux de lumière sur la façade de son immeuble répondent à la ville en ruine, aux décombres, aux pluies de cendres, projectiles fumigènes au phosphore. 

Il traversera des zones suburbaines, des lotissements pavillonnaires, des terrains vagues, des barres d’immeubles cubiques, des ruines restaurées ( les pierres rejointoyées du vieux donjon), des lieux habités encore debout qu’il ne semble plus supporter.  

Le style est sec et sobre, la précision pointilliste du vocabulaire mêle l’hyperréalisme des gilets pare-balle en kevlar, des paquets de Drina, des odeurs de détergents sur les aires d’autoroute au bain lustral, à la stase vivifiante de la poésie. Et on s’arrête avec le personnage au bord de l’abîme. La littérature se prête bien à mettre en scènes ces personnages en quête d’effacement. J'ai aimé ce récit ramassé et puissant. 

mercredi 27 mai 2015

La pluie à Rethel de Jean-Claude Pirotte

La pluie à Rethel  Jean-Claude Pirotte  (La petite Vermillion, 1982)  

Le plaisir subtil et doux amer de la mélancolie. 

J’ai beaucoup aimé ce récit de Jean-Claude Pirotte. Un homme est attablé et trace des phrases sur sa feuille. Il revisite son passé, les femmes qu’il a connu et qui se confondent. Ceux qui aiment Un homme qui dort de Perec peuvent prendre ce roman comme une sorte de suite qui se passerait dans le nord, à l’est du pays, en Belgique. Des instantanés qui parlent d’une vie sans fait saillant, sans intrigue. Il ne se passe presque rien. Le style soutient l’ensemble, le plaisir du mot. 

Vous vivrez dans le vent et les pluies de la mer. Vous écouterez les légendes liquides que chuchotent les agrès des voiliers échoués dans la brume, les nuits d’inquiétude frileuse et de bonheur plus vif. 

Mais le passé souvenu n’est pas le présent et l’écrivain, à sa table, est pris par le dégoût. 

« Je n’aime pas ces phrases qui se dévident grassement, je n’aime pas la saloperie de ces phrases nées dans une arrière-cuisine pisseuse, je n’aime pas la suie qui déferle en pluie sur le blanc des pages, et les transforme en torrents de boue noire, de lave refroidie, en écoulements d’humeurs glaireuses, en pustulences, en chiures poilues, et l’odeur insupportable des fermentations se répand autour de moi, m’étouffe, m’oppresse, cette odeur fétide de vieillard, de chicots, d’urine, de fornication, d’eau morte, de poubelle, de feuillée, de marube. »
C’est un homme qui s’appelle Vincent et qui pense que la vie est une somme d’absences multipliées par elles-mêmes à l’infini. Une vie nue et vide, une vie de pas perdus. Un homme qui regarde par la fenêtre et dit ce qu’il voit, ce qu’il ressent, il a mal à la jambe gauche. Il se détache de la fenêtre et se rassied. Il continue à écrire les mots étiques d’un quotidien qui se dépenaille de soir en soir
La galerie de taupe que l’on creuse, à l’aveuglette.

J’étais couché sur le ventre et le paysage valsait autour de moi comme les panneaux peints d’un manère de foire. 
Il remarque des détails comme les chatons de poussière, les appliques murales d’un salon octogonal. Il veut des femmes, mais n’est jamais vulgaire, il appelle ça: chercheur d’aubaines furtives. Plus tard, l’homme réalise que l’amour et la pluie, dans la chambre d’hôtel en face de la gare, ont conjugué des charmes puissants et dérisoires. 

Le dimanche, le passé rôde...
En gare de Nimègue, il a rencontré la blonde C...A moins que ce soit Mina ou la belle Virginia.Ils errent de frîche concertée en lande sablonneuse, de basses pinèdes en étendues de bruyères.  Il note la forme tourmentée d’un grand arbre, l’ondulation à peine perceptible d’un ressaut de terrain, le sillon noir et blanc d’un vol de pie ou l’appel perdu d’une voix dans un chemin creux...Il va marcher, trébucher, suivre la courbe du canal où deux péniches immobiles attendent la fin du monde. Un homme qui écrit qu’il ne peut pas se permettre de fantaisies aussi dispendieuse que l’envie de vivre. En 1982, Pirotte, l’avocat défroqué, est encore vivant pour encore plus de trente ans...

Chercher des images, patience de sourcier. Mais quelles images ? Quelle nappe d’eau fraîche découvrir sous les strates accumulées par l’indifférence universelle ? Je cherche des images, qui seraient mon musée d’Epinal à moi. 


En lisant ce texte de presque rien, j’avais envie de me le mettre en bouche, de le réciter...

mardi 26 mai 2015

Le premier dieu d'Emmanuel Carnevali



Emmanuel Carnevali     Le premier Dieu et autres proses (La Baconnière), traduit de l'Italien et de l'anglais par Jacqueline Lavaud. 


Le premier dieu est une autobiographie de 130 pages, suivi de proses, courts récits, divagations. 
Emmanuel Carnevali se souvient...Une enfance dont il ne guérira pas. La maladie règne en maître dans sa famille: mère morphinomane, tante qui l’élève et qu’il verra morte; cousin mangeur d’immondices qui a des vers énormes dans les intestins et enfin lui, malade dès l’âge de 15 ans. 
Son père les prend en charge, lui et son frère. L’école ne l’intéresse pas vraiment.
« Ces promenades  nous étaient certainement plus utiles que les heures passées dans une salle à l’air vicié par l’haleine des élèves. Tout ce que nous apprenions en classe, nous l’aurions fatalement oublié, car l’école est un lieu où l’on oublie tout ce dont on devrait se souvenir et où l’on se souvient de tout ce qu’on devrait oublier.  »
 Mais elle lui permet de découvrir Venise où il va au collège. 
« Mais le silence de Venise a quelque chose de magique. C’est la seule ville silencieuse du monde et son silence est un silence chaud, feutré, mystérieux. Reine de la lagune, elle se pelotonne dans un angle, mais c’est toujours une reine. »

Majeur, Carnevali s’embarque pour New York sur une vieille carcasse à moitié pourrie où il admire les vagues et fait la connaissance de Misio, le philosophe incroyablement lent. 
Au matin, nous pûmes admirer la rageuse fureur de la mer. Les vagues étaient de celles qu’on appelle en italien “cavalloni“ tant elles étaient compactes, massives, majestueuses, gris-vert. Elles semblaient des plus compactes, elle se brisaient pourtant en millions de brillants, à travers lesquels, incliné, le navire se frayait un passage, un bord pratiquement hors de l’eau. 
Puis il apprend à connaître New Yord en cherchant du travail « J’ai tant marché que je connais toutes les rues et chacune a laissé une empreinte sur mon esprit. » Il est serveur, il se fait souvent virer, les free lunch counter l’empêchent de mourir de faim. Toute une vie d’immigrant précaire. 

« Tous ces emplois ont été pour moi comme de vieilles chaises à demi défoncées sur lesquelles je m’asseyais de temps en temps avant de poursuivre mon chemin.»
« J’étais le capitaine du navire de la misère américaine. »

Avec son frère qui l’a rejoint, ils partagent une paire de chaussure pour deux puis ils se brouillent et Carnevali apprendra sa mort quelques années après. 
Il se marie, écrit de très belles pages sur la vie à deux, mais rencontre et rêve d’autres femmes. Il fait la tournée d’écrivains et essaie de faire son trou dans cette petite société. A Chicago, il côtoie une société d’excentriques, le “le forum de ceux qui arrivent au mauvais moment“. Il décrit ses amis d’alors Louis Grudin, Jack Jones, Annie Glick à qui il voue un amour déséspéré, Harriet Monroe, mère des poètes. Et les écrivains Sherwood Anderson et William Carlos Williams. 
Puis c’est la crise, la folie qui ne le laissera plus en repos. Il est farouchement convaincu d’être un dieu, il parle à l’infini et vit avec une chose, un double invisible qu’il appelle Chosequibrille. 
Le fou insupporte. Il est rejeté. Il se réfugie près d’un lac. Il nage: “l’eau du lac était mon absinthe.“ 
L’encéphalite le tient, il n’est plus qu’un être tremblant aux yeux vitreux. Il est renvoyé en Italie. Fin de l’autobiographie, la biographie officielle prend le relais et contraste avec son style poétique. 

Comme tous les grands livres surprenants, il faut s’acclimater à cette belle écriture épidermique, en tension perpétuelle, à cette vie rongée par le manque d’espoir et la maladie invalidante. On voit s’agiter un être fantasque et bavard pour qui ça finira mal, un poète vraiment maudit. 
C’est en relisant mes notes que je me rends compte que les croix abondent, comme autant de points d’exclamations et d’admiration. Des phrases uniques de poète. J’appelle phrase unique une phrase nouvelle, jaillie d’une cervelle et qui n’a jamais été lue auparavant. On a envie de toutes les noter, se faire une collection de toutes ces comparaisons originales et perçantes.  Il n’y a pas redite. Carnevali brode sur le déséspoir lancinant de sa vie, une enfance dont on ne guérit pas, une pauvreté de tous les instants et la maladie comme une épée de Damoclès. 

Les autres récits sont eux aussi marqués par le pessimisme, des histoire d’êtres solitaires pour qui ça tourne mal, tout en se teintant d’une note contemplative. Le poète interné a le temps de décrire son environnement comme dans Home, sweet home, où il regarde son appartement, la vie au quotidien. L’écriture se glisse comme un fantôme transparent sur la trame du quotidien. 


Merci à Babelio et aux éditions de La Baconnière pour cette belle découverte. 

dimanche 26 avril 2015

La surface de réparation d'Alain Gillot (et rencontre)

Alain Gillot  La surface de réparation  (Flammarion) 2015





Un téléfilm efficace qui utilise les codes éprouvés du conte, c’est ce qu’on pense en lisant le premier roman de Alain Gillot. Sans doute parce que c’est écrit « scénariste » sur le 4è de couverture. 

Ça raconte l’histoire d’un homme, Barteau, qui entraîne l’équipe des cadets de Sedan. Sa soeur débarque à l’improviste en lui demandant de s’occuper de son fils, Léonard, 13 ans. « Il est ailleurs, c’est tout » dit la soeur, pour décrire cet enfant un peu bizarre, qui a la boîte crânienne d’un adulte mais posée sur un cou d’enfant, et qui ne vous regarde jamais dans les yeux. 
Débute alors le lent apprivoisement mutuel du célibataire endurci qui a choisi d’assumer sa condition de solitaire « Pourquoi avais-je tant de mal à me lier à quelqu’un ? » et le jeune garçon monomaniaque qui dort beaucoup. Barteau, le narrateur, est aidé par son expérience d’éducateur, « ...même s’il avait l’air particulier, Léonard se rapprochait d’un certain type de joueur. Ceux qu’il ne fallait surtout pas forcer. » Car il va emmener Léonard avec lui, et va essayer de le faire jouer avec ses cadets. Les résultats seront étonnants...

Ce que j’en pense: au départ, l’amateur de pure littérature se dit « ça casse pas trois pattes à un canard » et, au final, on referme le bouquin avec des images dans la tête, celle d’un gamin pataud mais génial dans les cages d’un terrain de foot, celles d’une mère limite irresponsable qui s’emmanche toujours dans des combines où elle va s’endetter. Et, comme dans tous les contes, il y a la fée, qui prend les traits d’une pédo psychiatre. Son passé, révélé en une page, lui donnera une autre dimension. Le style sobre, tout en retenue, est là pour servir l’histoire et tout sonne juste. 

Flammarion a envoyé le roman à une trentaine de blogueurs inscrit sur le réseau Babelio et nous avons rencontré Alain Gillot mercredi 22 avril dans leurs locaux neufs et moderne, au 4 è étage de la rue des Frigo, 13è. Gueule de baroudeur, décontracté dans ses basket, Alain Gillot parle facilement, et on sent que ça pourrait durer des heures. Modestie de l'artisan, expérience de l'homme qui a voyagé, vu des ethnies, ce fut un moment revigorant. Compte-rendu très complet sur le blog de Babelio. 

Ce que je retiens dans sa manière d’écrire, c’est qu’il fait un plan très précis à l’avance et c’est sa méthode depuis qu’il vit de l’écriture, l’écriture en tout genre, depuis toujours. Il faut aller vite, être efficace. Il s’est d’ailleurs défini comme “constructeur“ et ça lui va bien, l’efficacité du roman vient surtout de son architecture, de sa trame très bien définie. Le classicisme du conte. 

Source de l'image, le blog de Babelio



lundi 20 avril 2015

Nous cheminons entourés de fantômes...

Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués. Jean-François Vilar, points Seuil, 1993. 

 Ce titre poétique m’a longtemps fait rêver, quelques critiques en disaient beaucoup de bien. Jean-François Vilar est mort l’an dernier à 66 ans. 
Il était une fois en France, à Paris, un homme qui revenait de mille jours de captivité, une prise d’otage. Victor Blainville rentre au pays, dans son Paris entre présent et passé. Son appartement est vide parce que pendant sa détention il a été victime d’un cambriolage. 

Il y a les personnages du présent, Laurent le flic mystérieux, Alex le compagnon de captivité dont la mort brutale pose question, Solveig la mystérieuse journaliste d’origine tchèque, et Blainville qui rêve de Prague, Abigail la maîtresse d’Alex, son père qui a connu des personnages du passé, il y a le patron de presse amis d'enfance, tout un réseau de personnages désabusés qui se croisent, couchent ensemble...Et puis il y a les personnages du passé qui viennent les supplanter, Breton revenu du Mexique, Katz et le mystérieux Jacques, Mina et Félix, Hitler qui avance ses pions...On apprend beaucoup de choses sur le passé, Léon Sedov le fils de Trostsky, l’influence d’André Breton, la place du communisme en période d’avant-guerre. Il y a ce vagabond qui attend dans les rues, que le narrateur retrouvera même à Prague...

Style un peu répétitif qui laisse des images dans la tête. On sent que Vilar n’a pas envie de finir son roman, il n’a pas envie que son histoire se termine, il veut nous en apprendre encore plus sur Trotsky qui va se faire assassiner, sur la mort mystérieuse de son fils en France, l’opposition entre staliniens et trotskystes en France... Sa sobriété l'air de rien, l'errance de son héros principal qui ne sait plus qui a fait quoi, pour de vrai, pour de faux, dans le passé, dans le présent, a-t-il la victime d'une expérience...
Ce n’est pas vraiment un polar mais un roman de la désorientation, une expérience borgésienne, un jeu de tiroirs, des personnages dont on ne se méfie pas mais qui ont tous quelque chose à cacher. 



D'abord, je vous ai pris pour un rêveur, puis pour un ahuri. Après, je me suis dit que vous cachiez sacrément votre jeu. Quel est votre jeu ? Je dois reconnaître qu'avec vous on ne s'ennuie pas. Ce n'est pas tous les jours qu'un otage libéré se fait agresser par une bande de skins fascistes que met en déroute un ancien garde du corps de Léon Trotsky. 


mercredi 15 avril 2015

ADG La marche truque...

ADG La marche truque... (Série noire, 1972)


Plaisir d’une langue charnue, toujours surprenante. 
Au fond l’histoire n’a pas vraiment d’importance, la cavale de nos deux gars est un prétexte pour brosser la France des années 70, les barbouzeries, les achélèmes, le ouisquie qu’on boit, les bitenicks dont l’anar de droite se moque et les méchants qui semblent sortis des Tontons flingueurs (Le Marquis, Gros poussin et les autres...)

Au cours d’un transfert de prisonniers, Thierry Bernard, maquereau de son état « je vis du pain de fesse », profite des libérateurs de Daniel Douet, dit la Gamberge, emprisonné en haute surveillance, et qui a eu sa tête en une sur tous les journaux. Daniel échappe aux libérateurs qui en veulent à ses documents politiquement compromettant, son gage de survie (DOCUMENTS = VIE) , en emmenant avec lui Thierry. Les deux hommes se retrouvent ainsi dans Paris, en cavale...Deux hommes très différents et qui vont devoir s’entraider. Ils crèchent quelque temps à Paris puis sont obligés de fuir. 

ADG nous fait très bien ressentir le plaisir de se sentir libre et anonyme dans la capitale:

« Le ciel à Saint-Germain, je sais pas pourquoi, il a pas la même couleur qu’ailleurs. Ça doit venir de la poésie. Ça bringuebale de-ci, de-là, avec des cahiers sous le bras, cheveux au vent, une attitude : comme c’est les vacances, on pige pas l’air « laborieux-décontracté » que ces poètes de bistrot arborent en permanence. Ce qui me surprend, c’est le nombre de cars de flics qui stationnent, comme des monstres guettant, prêts à les avaler, des cargaisons de chaperons rouges. Y’a pourtant pas moyen de faire autrement, question de se changer et de souffler un peu, je vois que mon studio de la rue du Pré-aux-Clercs. »

Daniel vu par Thierry : Ce type était bizarre, sympathique, mais fermé comme une huître. Sans doute le régime de haute surveillance. 
Thierry vu par Daniel: il est jeune, grand, blond, avec cette tête de baroudeur que Daniel adolescent admirait et que, malgré toute sa vie agitée, il n’a jamais pu avoir. 

Le ton gouailleur, l’usage immodéré de l’argot donne l’impression de suivre les aventures de deux évadés façon pieds nickelés. Sauf qu’un meurtre cruel va toucher au coeur un des deux héros et que les méchants seront punis par la torture. Bref on est trompé par ce ton à la Audiard qui laisse à penser que rien n’est vraiment grave alors que le roman glisse petit à petit vers une dureté et une mélancolie qui lui donne toute sa force. Et puis il y a le verbe d’ADG, son vocabulaire et son sens de la formule. 

La nuit était tombée comme une règle d’acier sur les doigts d’un cancre. 

Ça ressemblait à l’antre du savant fou dans les films d’espionnage en couleur. 

Vers minoïe, on est descendus comme des queues d’ombre, attentifs aux moindres recoins d’escandins .

Le cachot, c’est comme toutes les misères, on les surmonte avec les belles images du passé et les plus chouettes encore de l’avenir. 

Le cirque: « J’avais fait le jacques mais j’étais jouasse de travailler là-dedans. Enfant, je passais des heures à la ménagerie, au zou comme ils disent maintenant, on se demande bien pourquoi, à guetter le départ des fauves par le tunnel, à tenter d’apercevoir la piste par l’entrebâillement de « l’entrée », à être curieusement déçu quand les écuyères, les trapézistes, les clounes et tous les chamarrés de l’escouade battaient de la semelle devant leurs caravanes, mégot au bec, engoncés dans des peignoirs sales, leurs merveilleux costumes vus de près étaient ternes, un peu craspects, les lèvres des femmes débordaient de rouge et les hommes paraissaient de chétifs et insignifiants personnages. »


Comme j’ai beaucoup de retard sur ce blog, c’est une façon d’expérimenter comment les livres survivent en mémoire. J’ai lu la marche truque il y a un mois et demi et j’en conserve un bon souvenir, une belle vision. Le contrat « polar » est respecté et on a en plus un style inventif qui donne envie de souvent citer. Belle découverte d’un auteur qui sent le souffre...

samedi 11 avril 2015

Les décisions absurdes 2: passionnant et essentiel !

Christian Morel    Les décisions absurdes 2 (Gallimard) 2012 
Deux tomes disponibles en folio Gallimard


A partir du moment où nous agissons, nous commettons des erreurs. Chaque jour, on peut se dire « zut, là, j’ai oublié ça », « J’aurai pas du dire ça », « J’ai pas fait attention ». Nous sommes faillibles, notre capacité d’attention est beaucoup plus limitée que nous le pensons. De plus, nous sommes soumis aux règles hiérarchiques. Si un chef, ou quelqu’un qui nous domine socialement prend une décision, oserons-nous la remettre en cause si nous savons en notre for intérieur qu’il s’agit d’une erreur ? 

Seulement voilà, il y a des domaines d’activité où la moindre erreur se paie cash. Si vous êtes pilote d’avion, si vous êtes marinier dans un sous-marin nucléaire, si vous êtes chirurgien, la « petite erreur » se paie en centaine de morts, en risque de guerre et de contamination, en intégrité physique corrompue ou infection nosocomiale. 
Alors ces organisations à haut risque ont du apprendre à développer une culture de haute fiabilité, elles se sont améliorées de décennies en décennie, en réfléchissant à leurs erreurs et souvent en s’inspirant les unes des autres. La plus fiable servant de modèle, de base. 
La check list de l'aéronautique a inspiré la chirurgie et évite des milliers de morts par an


On voit notamment dans ce livre comment la Nasa a du s’inspirer de la fiabilité de l’aviation de ligne après les explosions de Challenger. Comment la chirurgie a mis un temps fou à s’améliorer, à casser des habitudes anciennes pour adopter l’habitude évidente ( mais coûteuse en temps) de la fameuse check list. 
«  Les organisations à haut risque, comme la marine nucléaire et, surtout, l’aviation civile et l’armée de l’air, offrent de nombreux exemples de prise en compte systémique des erreurs pour progresser. »
« Les métarègles de l’aviation appliquées à la médecine de pointe ont révélé leur stupéfiante efficacité. »

Là où on se sent plus intelligent en lisant ce livre, c’est que ce sont souvent des idées contre-intuitives. Exemple: le concept de non-punition. Si un pilote d’Air France fait une erreur en vol, au décollage ou à l’atterrissage, il ne risque aucune sanction ! Cela nous semble fou, n’est-ce-pas ? Mais il a le devoir de signaler son erreur, elle est enregistrée de manière anonyme, et la longue suite de signalements d’erreur permet petit à petit d’améliorer le système. Et on connaît les statistiques: ça fonctionne parfaitement, même si chaque crash d’avion nous tétanise quand les médias donnent (et amplifient) la nouvelle.  Nous avons profondément intégré l’idée que les fautes doivent être punies, nous sommes imprégnés de la civilisation judéo-chrétienne qui veut qu’il y ait un coupable. Nous évoluons dans une société judiciarisée, où les grands procès font la une de l’actualité. Autant de concepts qui structurent notre psyché et  nous bloquent dans le conformisme. 

SOURCE

Christian Morel retrace l’historique de toutes ces procédures. L’auteur a exploré son sujet en long et en large et nous fait partager ses expériences, cela va du chef d’Etat-major de l’armée de l’air française à un entretien avec Thierry Lhermitte. Pourquoi le Pierre Mortez du Père Noel ... ? Parce que l’écriture collective de la troupe du Splendid a prouvé sa qualité dans le temps grâce à quelques règles que l’auteur désigne comme métarègles de fiabilité: 
  • un principe d’unanimité absolue, 
  • la collégialité 
  • et un processus contradictoire fort. 


Il s’est aussi immergé dans son sujet en embarquant dans un sous-marin nucléaire, à la fiabilité reconnue. Il voit les officiers retirer leurs galons et appliquer la hiérarchie restreinte impliquée. Encore une idée contre-intuitive battue en brèche, celle du chef tout-puissant, qui a toujours raison. Et qui explique sans doute une affaire comme Bygmalion, les politiques n’avaient sans doute pas l’intention de frauder, mais une longue chaîne de silences, de soumission au chef a provoqué le scandale. 
Dans un sous-marin nucléaire, on ne peut pas se permettre de ne pas écouter un mécanicien. De même, il y a un processus d’apprentissage en continu: 
« Dans le sous-marin, le PCNO (poste central navigation et opération), qui regroupe toutes les activités et fonctions essentielles (barre, périscope, écoute et analyse, sécurité, centrale à inertie, armes) est à la fois un lieu de forte socialisation, où des acteurs de tous grades se retrouvent dans un espace minuscule pendant de longs moments et échangent, et d’apprentissage intensif sur le tas.  »


Résumé de ces fameuses règles: 
- La check-list  (même si elle «surprend par sa dimension élémentaire, presque enfantine.. »)
- L’effacement de la structure hiérarchique ou hiérarchie restreinte impliquée
- Valorisation de la fonction d’avocat du diable: la procédure contradictoire stimule l’examen critique et freine le conformisme.
- Ne pas hausser le ton devant une erreur (concept de non punition)
- Communication explicite et redondante: on s’exprime à haute voix et on répète le message. « Le renforcement linguistique est un cercle vertueux car il déclenche d’autres échanges d’informations »
- Laisser du temps pour faire reposer la décision
SOURCE


C’est un livre passionnant. Ces idées novatrices méritent d'être connues de tous.  Il montre également l’impact de deux matières de sciences humaines, psychologie sociale et sociologie dans l’amélioration de disciplines techniques et scientifiques. En médecine, la formation aux facteurs humains a fait baisser la mortalité chirurgicale de 50 %. En aéronautique, il y a une formation obligée à la sociologie et à la psychologie. On comprend et on évite des erreurs cognitives comme la fixation sur la cible ou polarisation (on s’engage dans un processus et il est difficile de faire marche arrière), l’effet dévastateur des suppositions silencieuses (on aurait pu éviter l’accident mais on a pas osé parler pour ne pas s’isoler du groupe. Chacun cherche à supputer ce que pensent les autres), les biais de confirmation ( on retient uniquement informations et arguments qui confirment notre opinion). 
Difficile de résumer un tel livre car on a envie de le piller et de le citer sans cesse. 

Note : j’ai lu Les décisions absurdes tome 1 il y a plusieurs années. On peut très bien commencer par le deuxième. 

samedi 4 avril 2015

Deux adolescentes dans le cabanon de l'aire de jeux au-milieu des pétales de rose et du sang...


Jeunesse désenchantée à Berlin


Stefanie de Velasco      Lait de tigre  (Belfond) traduit de l’allemand par Mathilde Sobottke. 

La suite, c’est quand ? Oui, parce qu’en sortant de ce roman, on a vraiment envie de savoir ce qui va se passer pour Nini, Jameelah, sa meilleure amie depuis toujours, Amir, leur copain, petit frère de Tarik et Jasna...ce qui va se passer pour eux dans 5 ans, 10 ans, 20 ans...
Deux filles, la narratrice, Nini, et Jameelah, l’Irakienne qui rêve de devenir allemande, traversent un été de congés scolaires très particulier.
Deux filles inséparables, assises à la même place en cours malgré la vieille Struck, qui habitent le même quartier depuis toujours, avec son aire de jeux où désormais enfants arabes et bosniaque ne se mélangent pas.
Ces deux filles de 14 ans ont pour horizon prochain leur dépucelage. Avec qui ? Nico, Lukas, Fauteuil Roulant ou Siège auto, ce père de famille qui lève deux ados de 14 ans qui jouent aux putes sur la Kurfurstrasse ? En fait, elles ne jouent pas, elles s’entraînent...
« On se fait dépuceler ! Y’en a marre de s’entraîner »
En attendant, elles se saoûlent en buvant du lait de tigre dans les toilettes du lycée, elles vont à la piscine entre amis, elles traitent les vieux schnocks de nazi pour leur couper la chique, elles regardent vivre les adultes autour d’elles, entre la maman qui ne sort plus de son île-canapé et le grand frère de la famille bosniaque qui va commettre un crime d’honneur...Toute une galerie de personnage bien campés qui ont leur rôle à jouer.
Ça pue les canapés millénaires où s'assoient des adultes qui savent toujours tout mieux que les autres, mais qui ont totalement foiré leur propre vie et sont tellement seuls à présent qu'ils sont obligés de se branler tous les soirs.
Elles prennent le bus, croisent régulièrement deux fous Apollo et Aslagon, sorte de personnage sortis d’une pièce de Beckett.
Et, pour invoquer l’amour, se livrent à des sorcelleries la nuit vers minuit. L’heure du crime....Scène cruciale du roman.
«  Je me sens vraiment stupide, à déambuler dans l’aire de jeux toute nue en lançant des pétales de roses derrière moi. Les pétales, ça passe encore, mais chuchoter le prénom, ça craint vraiment. »
Nico est assis sur son BMX, de la fumée monte au-dessus de sa tête. Il sourit quand il me voit arriver et passe sa main sur son crâne rasé qui brille dans la lueur du lampadaire.
Un roman d’apprentissage qui ressemble à une bédé colorée, des scènes brèves comme un découpage de film. Son charme tient surtout du contraste entre la simplicité d’un style très visuel et les choses graves qui s’y produisent, deux gamines qui rêvent de l’Amour mais savent déjà enfiler une capote en la mettant dans leur bouche...

Je suis peut-être trop vieux pour ce genre de roman. Je crois qu’un adolescent qui a moins lu sera davantage marqué.

L’opération Masse critique de Babelio en partenariat avec les éditeurs est une bonne occasion de découvrir des livres qu’on n’aurait jamais lu sinon, par exemple un « roman de filles » écrit par une auteur allemande au nom espagnol...Merci à eux et aux éditions Belfond.

mercredi 18 février 2015

Paul Klee par Will Grohman



Paul Klee  Will Grohman  (1968) Editions du Cercle d'art, traduit de l'allemand par Lucienne Netter. 

C'est un beau livre, acheté d'occasion en bon état avec son odeur chaude, presque miellée, de vieux papier.
Will Grohman a connu Paul Klee et ce livre est un voyage initiatique dans le monde du peintre suisse, du mystère de la création : un peintre, jamais contesté, qui a créé des formes et des images nouvelles, jamais vues auparavant.
La première partie du livre, 50 pages, mêle la vie et l'œuvre.

Paul Klee a la fibre artiste, il aime la poésie, la musique et la peinture et il hésite entre ces deux dernières. Il choisira la peinture car c'est là qu'il y a le plus à faire, le plus  à rattraper. La poésie, il la pratiquera en nommant ses tableaux. Et il continue à jouer du violon une heure par jour.
En 1911 il fait connaissance de Kandinsky, de Jawlensky, de Marc, de Macke et Rilke. Il admire le peintre Delaunay. Le voyage en Tunisie est pour lui une révélation : celle de la couleur. 
En 1920, il publie un article qui aurait pu faire sensation et aurait du influencer l’art s’il avait été diffusé plus largement. En effet, Klee y fait participer le lecteur  à la naissance et à la croissance de ses tableaux, au secret de leurs signes et de leurs symboles : 
« L’art ne reproduit pas le visible mais le rend visible. Autrefois, on peignait des choses que l’on pouvait voir sur terre, que l’on aimait voir ou que l’on aurait aimé voir. Maintenant, la réalité des choses visibles est révélée, ce qui conduit à exprimer la croyance que par rapport à l’univers entier le visible n’est qu’un exemple isolé et qu’il y a d’autres vérités latentes en surnombre. Les choses apparaissent en prenant un sens élargi et diversifié et semblent s’opposer souvent à l’explication rationnelle d’hier. On s’efforce de dégager l’essence du fortuit. »
1921 est une année heureuse pour Klee où il produit 355 peintures, 212 aquarelles, 72 dessins. Le Bauhaus lui demande d’accepter une chaire de peinture. 
ATELIER à WEIMAR, 1925

Dans son atelier du Bauhaus, il y a une douzaine de chevalets, il travaillait en effet à plusieurs tableaux à la fois. Il attendait souvent longtemps « jusqu’à ce qu’ils le regardent »; alors la plupart du temps la solution était trouvée et le tableau terminé.

Il côtoie Kandinsky, c’est une période faste pour le Bauhaus qui organise une fête légendaire. Klee augmente la production de ses oeuvres. Leur variété, le renouvellement et son invention attirent l’attention sur lui. 
En 1924, il publie un livre d’esquisses pédagogiques où il expose ses concepts. Il compose ses tableaux faits de bandes, ses tabliaux réticulaires. Il expose l’éclaboussure en épargnant les parties recouvertes. Il laisse cette phrase à méditer: le profane pense à des ressemblances et l’artiste à des lois. 
P.31 «  Seul un homme ayant à sa disposition des intuitions et des images aussi diverses était capable de créer des oeuvres complètement nouvelles. » Will Grohman. 


Mais à la fin des années 20, le Bauhaus se délite. Il obtient un poste à Dusseldorf, qu’il ne gardera pas longtemps car les nazis destituent les artistes qui produisent de l’art dégénéré . Klee a donc du temps libre, il en profite pour beaucoup voyager. Il s’offre un voyage en Egypte pour son cinquantième anniversaire. 
Grohman décrit ses tableaux de l’époque avec les parallèles, les droites, les courbes, les alignements, les rebroussements. Pour Paul Klee, l’image formelle peut montrer des qualités rythmiques. 
Klee n’a pas envie de quitter Dusseldorf où il y a une vie culturelle qu’il aime et des amis, mais il se fait de plus en plus souvent traiter de sale juif en pleine rue. Il revient donc dans sa ville natale, Berne, en 1933. Il vit modestement, malgré qu’il soit très célèbre. 
Et arrivent les premiers symptômes de la sclérodermie, la maladie qui aura raison de lui. 
Il n’y a qu’en 1936 que cela l’empêche de créer:on ne recense que 25 oeuvres. Les trois dernières années sont d’une richesse presque incompréhensible: 1937: 264 travaux, 1938: 489, 1939: 1253 et, l’année de sa mort, 366. 
En 1937, il reçoit la visite de Braque et Picasso, qu’il vénère depuis sa jeunesse. Il meurt le 29 juin 1940. 





La deuxième partie du livre parle des dessins de Klee. Il y en a environ 5000, qui étaient un matériel d’étude et d’archives. Klee ne les vendait qu’à contrecoeur. 

« Au début il préférait le crayon; à partir de 1908, la plume et il s’y tint. En 1925 s’ajouta le pinceau qui joue un rôle encore plus important à partir de 1933; et en 1927 la plume de roseau. Vers 1930 il emploie à l’occasion le crayon ou le fusain, et à partir de 1932, le crayon zoulou, plus large; tout à fait à la fin le crayon domine à nouveau (Eidola). Quand il avait besoin d’un trait indirect et différencié, il se servait d’un calque qui’il fabriquait lui-même avec de la couleur à l’huile noire. La main posée dessus, sur une feuille blanche, produisait des taches énigmatiques tout à fait inopinées qui contribuaient à l’esquisse. » 

La troisième partie concerne une cinquantaine de peintures qui sont décrites et analysées. Will Grohman aide le lecteur à comprendre un peu les énigmes posées par Klee, entre formes reconnaissables et abstractions. Il défriche pour nous et on tourne les pages d’un livre d’images, d’un livre d’énigmes, formes familières recréées, des images qui paraissent éternellement neuves. 


On y voit notamment la Ville de rêve, avec ses ovales, triangle, carré, rectangle, fascinante, elle ouvre des paysages mentaux, l’imagination s’y engouffre.
Arbuste dans le buisson, 1919, huile sur papier

Klee appelle cette oeuvre Ville de Rêve...Ces modulations du gris au vert et au noir en passant par le rose ont quelque chose d'irréel bien qu'on puisse reconnaître dans telle ou telle forme une plante, une tour ou une maison. Pourquoi un tel paysage n'existerait pas quelque part, peut-être même sur notre terre ? 


Will Grohman: une exaltante petite peinture à l'huile, un paysage avec des maisons et des arbres (les taches vertes), avec le dernier rayon de soleil (les accents jaunes) et plongé dans le rouge du soleil couchant. Le schéma de Kairouan le hante discrètement avec ses carrés et ses triangles, avec son organisation visible grâce à la structure plastique. L'année 1925 qui a vu naître ce tableau est l'année des premiers « carrés magiques » c'est ainsi que l'on pourrait désigner les compositions évoquant un échiquier et que l'on trouvera jusqu'à la fin de sa vie. 

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Le Prince noir, 1927, huile sur toile blanchie à la détrempe, collé sur bois.

Lieu d'élection, 1927, papier de couleur, aquarelle et dessin à la plume.

Une chambrette à Venise, 1933, papier de couleur et pastel.
Un tableau onirique sur un papier bleu absorbant que les lumineuses craies de pastels laissent  partout transparaître. Les couleurs sont le bleu, le vert-bleu, le mauve, mais où se mêlent d'autres tons intermédiaires ; c'est à peine si l'observateur se rend compte de leur nombre; il perçoit le rose fascinant, le bleu royal profond qui s’y intercale et il ne se demande ni Comment ni Pourquoi.

Dans la forêt profonde, 1939, détrempe et aquarelle sur toile. 

Eaux tumultueuses, 1934