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jeudi 11 juin 2015

Anthropologie Eric Chauvier

Eric Chauvier Anthropologie (Allia)

Encore un petit livre étonnant et stimulant d’Eric Chauvier. Une aventure mentale dans un quotidien connu de tous, entre roman et sociologie. 
« J’ignore si elle est encore en vie »
Elle, c’est la mendiante qui vend des journaux au-milieu de la circulation automobile. Le narrateur est frappé par la voix de cette ado qui, selon lui, cache une fêlure. Il se permet d’extrapoler à partir d’un rien. Il ressent ce qu’il nomme “une familiarité rompue“
Dans sa voiture, il provoque les réactions d’autres personnes à la vue de cette jeune fille, à la manière d’une expérience de psychologie sociale. Il perçoit de l’offuscation, du refus de communication, de la fausse générosité de la part d’un intellectuel qui veut bien faire profiter de ses théories mais a peur de se confronter à une rencontre. 
Puis il part à la recherche de cette jeune fille qui a disparu du jour au lendemain. Il se heurte à l’indifférence, à la méfiance et constate combien le mot anthropologie, sa force soudaine, peut débloquer une situation. 
« L’intérêt que l’on porte à son prochain sans être mandaté est régulièrement l’objet de suspicion, au point de faire endosser à celui qui s’y livre les masques de la perversion. »

Il constate combien la recherche de cette jeune fille sans trace sur la scène sociale lui renvoie une image de lui-même en déformé, celle de sa présence sociale avec tous ses numéros, banque, sécurité sociale, identité...et une image de son pays, son administration, les rapports entre les gens. Il révèle ce formatage dont nous sommes les victimes consentantes. 
« ....la modernité occidentale a pris la forme d'un renoncement de l'État vis-à-vis des individus, qui, pour exister, doivent désormais tâcher de conserver, coûte que coûte, des traces de leur inscription dans la communauté. C'est admettre une traçabilité stratégique des êtres, produite non plus pour les contrôler, mais établie en fonction des situations économiques de chacun, et perçue comme un avantage social considérable par ceux qui ont à se battre pour l'obtenir ou pour la conserver. »p.67      Extrait de: Éric Chauvier. « Anthropologie. » 

Qu’est ce ce petit livre ? Une histoire vraie, une fiction, un essai, un roman ? On ne sait pas vraiment. Le lecteur est troublé, il suit la réflexion de l’auteur, il est gêné parfois, il se demande si les gens testés et observés existent en vrai. Eric Chauvier est devenu maître de l’extrapolation singulière. 


Résumé de l’éditeur: 

A mi-chemin du récit et de l'enquête de terrain, Anthropologie propose une investigation en creux, née de l'impression suscitée par le regard d'une jeune Rom qui s'adonne à la mendicité devant un centre commercial. Troublé par ce visage, qui éveille en lui toutes sortes d'interrogations, l'auteur évite d'abord la rencontre. Il se contente d'analyser les propos que tiennent ses proches au sujet de cette fille. Cette expérience lui semblant insuffisante, il décide finalement de rencontrer celle qui est à l'origine de son trouble. Mais elle disparaît justement à ce moment-là. Il tente alors de la retrouver et de percer le secret de cette figure devenue obsédante. Il se lance à la recherche de tous ceux qui ont pu la croiser et recueille leurs témoignages. Mais ces paroles fragmentaires, parfois contradictoires, ne lui permettent pas d'éclaircir le mystère. L'enquête ne peut cependant se réduire à un échec. Cette quête minutieuse, traque d'une absence, constitue un programme en soi, une discipline de vie, dont se dégage un tableau de la France contemporaine et de ses "exclus". Avec cet ouvrage, Eric Chauvier jette les bases d'une nouvelle façon de concevoir l'anthropologie, qui échappe à la froide analyse pour devenir littérature. 
L’importance désormais acquise par les médias, leur formidable capacité de diffuser les discours des pouvoirs politiques et économiques, le rôle aussi de groupes d’influence socioculturels financièrement manipulés, ont fait de la question du vrai et du faux le cœur de toute libre réflexion actuelle. Cette question englobe inséparablement le rôle et le sens humain de la vérité, les relations que le mensonge entretient avec la loi des choses mortes, les affrontements inévitables qui en résultent, les moyens d’expression et de transmission, enfin, de ces discours opposés.

Contre Télérama (Eric Chauvier)

Eric Chauvier   Contre Télérama (Allia)

Un très court essai d’une densité surprenante, comme une bille de plomb qui viendrait étoiler la surface vitrée du réel ou creuser un profond cratère dans le sable...
L’auteur vit dans une zone périurbaine. Le magazine culturel Télérama consacre un dossier à cette zone et éveille l’envie de l’auteur de la défendre. 
« Qui sont-ils, ces journalistes centralisés pour décréter la laideur de notre périurbanité ? »
Par l'observation et le questionnement, il tente alors de se dégager de la gangue d’un quotidien standardisé, se dépêtrer de la camisole sociale du citoyen ordinaire. Comme un homme qui crierait: je ne suis pas un stéréotype, à l’image du Prisonnier (la série): je ne suis pas un numéro
Le sociologue se veut modeste et questionne ce qu’il vit au quotidien en ingénu. Sa remise en cause produit un effet stimulant sur le cerveau du lecteur, comme s’il traçait une fenêtre imaginaire et nous invitait à l’observation. En plus, il ne cherche pas à être plus intelligent, il subodore seulement, il met en scène son introspection, avec ses faiblesses (provoquer un malentendu avec un groupe d’inconnus, accuser faussement les enfants). 
Son sujet : la vie périurbaine. Défaire l’idée que tout irait de soi. 
Y a-t-il une intention cachée, une machination ourdie par des urbanistes et des politiques dans ce monde élaboré par des hommes pour d’autres hommes ?


Sur 23 pages, on s’interrogera sur la perception de deux poules blanches qui occupent indument une grande parcelle, sur les sujets de conversation des cadres de l’aéronautique, sur l’effet clair de lune produit l’éclairage urbain. Est-ce normal de vivre à coté d’un patatoïde explosif ? Comment se comporter quand on rencontre un ancien condisciple dans la médiathèque de la ville ? Est-ce logique de remplacer un joli (ou moche) bois de hêtres par un écoquartier en bois, de reconstituer une ferme dans la galerie marchande l’hypermarché ? Qui a caillassé l’âne qui dérange le voisinage par ses braiements, est-ce la voisine pleine d’animosité ? Il s’interroge sur les zones de franchise et la clandestinité comme une aire dévolue aux rencontres homosexuelles. Il s’interroge sur la logique et les jugements de classe, sur le pouvoir d’achat...Il note 
Les êtres que l’on relie à des lieux de façon régulière ont du mal à exister ailleurs. Quelle est le mystère de cette maison aux volets clos depuis des années ?

La lecture de ce petit livre rassure le lecteur, le langage recherché de Chauvier cherche à mettre en mots le monde banal qui est sous nos yeux. En le poussant dans ses retranchements, il le domestique un peu. Le verbe console. 

« TEMPS. – Un peu comme on se réveille d'un mauvais rêve, nous nous sommes rendu compte, après avoir décidé de nous arrêter sur notre mode de vie et de réfléchir à notre existence dans ce cadre périurbain, que notre temps s'égrenait au rythme du flux des voitures circulant dans notre rue. Nous avions, certes, des repères de type chronologique, mais ceux-ci n'étaient que la surface illusoire de notre existence. De façon plus profonde, notre temps est rythmé de manière quasi inconsciente par les bruits des voitures aux heures de pointe ou bien le calme total qui, aux heures creuses, s'abat sur notre rue comme sur un enterrement. »


Extrait de: Éric Chauvier. « Contre Télérama. »

samedi 6 juin 2015

La ligne de sang (DOA)

D.O.A    La ligne de sang  Gallimard, Folio Policier, 2010

Un thriller lent et clinique avec le chien noir du surnaturel qui guette à la lisière...

Ambiance menaçante dans un quotidien réaliste.
J’ai avancé dans ce roman, centaine de pages après centaines de pages, en me demandant s’il allait vraiment commencer, si ça valait le coup de continuer. Comme Charybde et Encore du noir disent du bien de l'auteur, je me suis accroché. 


Un homme est dans le coma à l’hôpital suite à un banal accident de moto. Deux flics ordinaires se retrouvent liés à l'affaire. On les suit au jour le jour, dans leur travail, chez eux, dans leurs réflexions, leur passé, leur existence. C’est comme si une caméra les suivait en temps réel. Ils prennent des initiatives, visiter un appartement vide et se demander où est passée la jeune femme qui l’habitait, ex-compagne du motard alité. Ils font des heures de route pour voir la mère du comateux Paul Grieux dans un village avec un bar où on les regarde comme des étrangers, avec la vieille bicoque à l’écart du village...
Il retrouvent laborieusement l’adresse du comateux, et visitent ses appartements. DOA excelle dans les descriptions très précises des lieux, il adore les escaliers, les couloirs, les corridors et sait installer un fantastique léger, une menace planante et tournoyante comme un oiseau de proie sur l’ordinaire de chacun.
 Ce qui étonne dans le roman, c'est la façon dont la magie noire est suggérée, le lecteur ressent l'inquiétante impression de bifurquer et de changer de genre, du policier au fantastique. Les mystères, à la fois dans l’histoire et dans la facture du roman, nous font continuer, on veut savoir la suite et on se demande perfidement si l’auteur va retomber sur ses pattes. Et oui ! Mais en allant très loin dans la surenchère, dans l’horreur insoutenable, toujours décrite comme si c’était un procès verbal. (Spoiler !) Un rapport de police où on rencontrerait un mélange de Fourniret et Marc Dutroux ayant conclu un pacte avec le diable et se reproduisant de générations en générations. 
Evidemment je suis content de l’avoir terminé et curieux de lire d’autres romans de DOA. La fin est abrupte comme pour nous dire après tout ce n’est qu’une fiction à laquelle vous vous êtes laissés prendre. 

Bref, un thriller étonnant, presque expérimental, même si on se demande si c’était la véritable intention de l’auteur. Ces "brouillages de genres" seraient plutôt le fait d'un auteur qui fait ses gammes. 

mercredi 3 juin 2015

Autopsie des ombres (Xavier Boissel)

Autopsie des ombres  de Xavier Boissel  ( Inculte) 2013



Un homme dans un bar, dans son Opel, dans son studio, sur le canapé-lit. Le chat-compagnon l’observe en silence. 
Un homme dans une ville en ruine, famas à l’épaule, la neige floconne, commerces pillés, cadavres d’un couple sur un pont. Les soldats se regroupent. Les soldats tirent sur les chiens, pour éviter les épidémies. 
Un homme sort du sommeil, boit de la vodka, fume encore et encore, s’allonge dans un bain chaud et s’endort. 
C’est une dérive vers la disparition. L’auteur se fixe à son personnage principal et le suit comme une ombre. Le titre ne ment pas: l’anti-héros du roman est une ombre parmi les ombres, comment faire pour suivre l’ombre d’une ombre...
« Il avait marché toute la journée dans la ville, cherchant l’ombre, naviguant dans l’ombre et même parfois ayant la sensation d’être une ombre. »
Revenu d’une guerre dans les Balkans, il y a, ancrée en lui comme un éclat d’obus invisible qui s’infecte et irradie progressivement son esprit, le sentiment d’impuissance du soldat qui a été incapable de protéger les populations civiles. 
«  Quand tu croisais les bourreaux, tout signait, dans leur regard plein d’ironie, dans leurs corps rivés, le triomphe de leur impunité défiante.»
L’homme fume comme pour se consumer lui-même, et boit pour trouver le sommeil. 
La ville française où il est revenu, les jeux de lumière sur la façade de son immeuble répondent à la ville en ruine, aux décombres, aux pluies de cendres, projectiles fumigènes au phosphore. 

Il traversera des zones suburbaines, des lotissements pavillonnaires, des terrains vagues, des barres d’immeubles cubiques, des ruines restaurées ( les pierres rejointoyées du vieux donjon), des lieux habités encore debout qu’il ne semble plus supporter.  

Le style est sec et sobre, la précision pointilliste du vocabulaire mêle l’hyperréalisme des gilets pare-balle en kevlar, des paquets de Drina, des odeurs de détergents sur les aires d’autoroute au bain lustral, à la stase vivifiante de la poésie. Et on s’arrête avec le personnage au bord de l’abîme. La littérature se prête bien à mettre en scènes ces personnages en quête d’effacement. J'ai aimé ce récit ramassé et puissant.