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jeudi 18 août 2016

Règne animal



Règne animal

ISBN : 2070179699
Éditeur : GALLIMARD (2016)

Roman puissant. Envoyé par Gallimard via Babelio dans le cadre de la rentrée littéraire et qui donne envie de découvrir les autres livres de Jean-Baptiste Del Amo. 


Nous faisons connaissance avec une lignée d’êtres solitaires, hagards, qui coexistent dans une campagne française dure, une paysannerie à la fois fantasmée et documentée. Il y a Eléonore, son père, sa génitrice puis le cousin Marcel. 
Fantasmée quand l’auteur imagine les conditions de vie d’autrefois. Il y a des choses qui ne changent pas: le règne de la nature tout autour, résumée dans le titre du roman : Règne animal. Les futaies et les chênes centenaires, la terre, la sève, la pupe des arbres, les couches d’humus, les genêts, les centaurées, les nuits traversées par un filet de lune, les oiseaux qui s’égosillent, les nids de branchages enchevêtrés, les odeurs de bourbes, de limons et de nappes fossiles. 

Documentée avec le dernier chapitre du livre quand il décrit une agriculture productiviste qui court à sa perte, la course au rendement, les produits phytosanitaires qui contaminent les paysans : Lindane, antibiotiques, douvicides, vermifuges, anticoccidiens, neuroleptiques, vaccins, hormones « Où tout cela passe-t-il sinon dans la fosse à purin avant d’être déversé sur les terres ? »
Un roman de gens taiseux au-milieu d’une nature grouillante. Del Amo n’oublie presque personne de la ménagerie animale : les froissements d’aile des oiseaux invisibles, les pelotes de réjection des chats-huants, les chitines d’insectes et les mues translucides, les corbeaux freux, les jeunes corvidés, les larves de cercopes, le pis nourricier des vaches, les cloportes, les mollusques, un renard, les troupeaux de bétail du corps d’armée. 
 Et les chats, ceux de la ferme qui se dérobent et mastiquent les queues de lapin, parfois « psychopompe flegmatique ou sombre présage », mais aussi chaton bicéphale issu d’une lignée de félins incestueux et consanguins. 
Les chiens qui « clabaudent et mettent en fuite les sangliers qui quittent le sous-bois pour piller les terres de culture » Et le cochon, qu’il soit domestiqué et soumis à la torture de l’élevage intensif ou le cochon sauvage qui ira jusqu’à s’incarner en une bête mythologique. 
En lisant le livre, des visions s’imposent à l’esprit, je voyais les peintures de Dubuffet qui s’inspirent de la texture des choses, des terres. Je voyais les peintures de Courbet pour la représentation de la nature, l’enterrement à Ornans . Roman pictural, roman de la matière. 
J’ai aussi beaucoup pensé à St John Perse pour la langue. Il y a une croyance têtue à la puissance du mot rare, à la force du verbe pour redonner consistance au passé. Une époque révolue, autour de la Première guerre mondiale, tirée des limbes par la sémantique . 

 Une telle prose poétique vous nourrit et on est chaque jour content de s’immerger dans ce monde noir et cruel où les mots emportent le réel jusqu'aux limites du fantastique.  Le seul défaut du livre serait peut-être son ambition: le dernier chapitre pâtit du nombre de personnages, trop nombreux. Le roman est meilleur quand les êtres se réduisent à quelques figures comme dans les deux-cent première pages. 

vendredi 1 avril 2016

L'art des listes

Dominique Loreau    L’art des listes   (poche marabout)



L’Art des listes, un beau livre qui donne plein d'idées, qui ouvre les neurones sur les beautés de l'existence, sur la façon de ressaisir les mille petits riens que notre mémoire emmagasine à notre insu... Considérer la liste comme un outil, c’est approfondir ce qui est une des habitudes invisible de notre vie d'êtres doués de langage et d'écriture. Liste de course, chapitres d'un livre, programme de cinéma, liste d'ingrédients d'une recette de cuisine...Elles sont partout. Elle pourraient même remplacer un journal intime. 

Dominique Loreau nous montre comment elles peuvent devenir un art. Au début on commence ce livre en le voyant comme un simple livre de développement personnel qui va vous donner quelques idées et puis au fil de la lecture on se rend compte qu'il est plus profond que ça. Il explore toutes les facettes de notre quotidien et peut nous aider à vivre à condition de mettre en application ses conseils de bon sens. 
Vivant au Japon, Dominique Loreau est très imprégnée par la culture de ce pays. Elle explique que là-bas les gens sont formés à tout noter. La listomania est l’art de posséder sans posséder, d’étirer le temps, de le démultiplier. Et collectionner les moments. Ce n’est pas pour rien que les japonais sont les inventeurs du haïku. 
C’est aussi une invitation à aller à l’essentiel, se désencombrer des choses superflues. Lisant ce livre en plein transit et déménagement, ce conseil m’a vraiment parlé. Elle appelle ça Liste pour éliminer. Faire l’inventaire de nos possessions, noter le nombre d’articles par catégories et ne garder que l’essentiel. Il y a du travail !

Mais les listes sont aussi faites pour les choses abstraites, les émotions, des choses qu’on peut saisir. Choses qui me dérangent, que je redoute. 

Liste de phrases cochées dans ce livre: 

- Noter ce que l’on a à faire permet plus d’organisation et de choix conscients

- Faire une liste de ses tâches en début de journée aide à avancer de manière plus rentable. 

- p. 36 Suggestion de listes à faire à propos du temps

- les choses sans valeur sentimentale que je garde

- ce que je pourrais éliminer, donner, vendre...les vêtements de ma penderie que je ne porte jamais.

- notez le genre de vêtement que vous aimeriez porter

- les endroits publics où je me sens bien

- Double liste: à gauche, choses faites et regrettées, à droite ce que vous feriez si l’occasion se présentait.

- En faisant le portrait de certaines personnes et en notant ce qui vous intrigue, vous attire ou vous fascine chez elles, vous ferez entrer ces qualités dans votre désir conscient de les acquérir aussi p.114

- noter des rêves, même apparemment irréalisables, peut mener à un phénomène étrange: leur réalisation. 

- Même se rappeler de petites choses, une date, le nom d’une plante, l’emplacement des clés, fait jaillir en nous une étincelle de satisfaction. 

- Les listes nous forcent à définir, à clarifier. 

- Liste de ce qui me rend trop émotif

- écrire des listes permet de se libérer, de se vider sans avoir à déverser une avalanche d’informations personnelles et intimes sur son entourage...p.153

- Une fois qu’on a compris qu’on peut, avec de l’entraînement, arrêter le flux de ses pensées, on obtient une liberté extraordinaire. 



jeudi 31 mars 2016

350 années de guerre d'un homme

La guerre éternelle  Joe Haldeman. Traduction Gérard Lebec, aidé par Diane Brower (J'ai lu)

Chronique des siècles de la guerre du futur.


Joe Mandella raconte sa vie à la première personne. Celle d’un guerrier engagé dans la guerre contre des créatures - les Taurans- dont on ne saura jamais au fond si elles avaient des intentions belliqueuses au début ou si ce sont les humains qui ont provoqué l’escalade de la violence par principe de précaution. On retrouve là l’absurdité de la guerre telle que Joe Haldeman a du la connaître quand il a été mobilisé au Vietnam en 1967-68 avant de reprendre ses études de mathématique. Son personnage, lui, ne pourra jamais revenir
 « Un pacifiste spécialiste de soudure sous vide autant que professeur de physique arraché à lui-même par l’acte de conscription des élites et reprogrammé pour être une machine à tuer »
Le roman est fait de ces va-et-vient entre les épisodes d’action pure, de lutte technologique toujours plus sophistiquée et les retours à la vie civile, moment de mélancolie où tout espoir de vie normale semble bannie, où la vie de couple ne fait pas partie du programme des guerriers. « Marygay et moi étions l’un pour l’autre notre seul lien avec la vie réelle, la Terre des années 80 90... »
Comme ils vont combattre dans le futur par saut collapsar, ils reviennent souvent dans une société qui a changé de norme...

La relativité nous piège dans le passé de l’ennemi, la relativité nous le fait venir pour nous du futur. 

L’hétérosexualité est considéré comme un dysfonctionnment émotionnel relativement simple à guérir. 

Le roman traite du conditionnement, qu’il s’agisse de celui des guerriers qui tuent sans le vouloir vraiment mus par un conditionnement de haine « on arrivait pas à croire qu’on s’était conduit comme de tels bouchers ». Ou le conditionnement des populations « un conditionnement de masse qui s’articulait sur l’idée qu’il était vertueux de vivre dans un espace aussi réduit que possible ». 


Très bon roman de 1975 qui réactive dans l’esprit du lecteur toute une gamme d'images de films de SF , on pense beaucoup à Starship Troopers pour la vie de troupe au combat à mort, à Battlestar Galactica pour les sauts dans l’espace. 

Le caillou Sigolène Vinson

Le caillou   Sigolène Vinson   (Le Tripode)



Mise à jour: je reprends le premier jet de cette critique deux mois après Il reste une impression douce-amère, une tristesse à essayer de saisir un peu de l’absurde de l’existence dans le temps...

Et à un moment donné, il faut que le livre emporte la partie. Gagner à la fin. Un peu, quoi...
Celui-là il a du mal. J’hésite. Ils en disent tellement de bien sur Babelio. J’ai sur les bords une certaine tendresse  pour son histoire. 

Quoi ? Quelle histoire ?

Une femme qui dit je, elle a 40 ans et se dit qu’il doit lui rester plus de 40 ans à vivre. Elle s’est mise en quarantaine de la société. Serveuse, elle est amoureuse en secret d’un client avec qui elle a fait une fois l’amour. Elle témoigne de sa solitude héréditaire. A priori, elle et moi, on devrait se comprendre. Pourtant, j’ai du mal à la suivre. 

« Je me suis enfoncée très loin dans la solitude, tellement loin que la parole est devenue une corde raide »
Son voisin, mr Bernard, meurt. Sa tête cogne sur les murs quand les pompiers descendent le corps, c’est au début du roman. 
Monsieur Bernard la sculptait. Se désespérait de bien la reproduire. Il passait beaucoup de temps en Corse. Alors, pour conjurer le vide de sa vie, elle part là-bas, à Capo di Muro...

« Aujourd’hui, je vais à Capo di Muro et j’ai besoin de courage. Il ne manquerait plus que je découvre ce que Monsieur Bernard est venu y chercher, cette vérité qui l’a poussé à cesser son traitement et a autorisé sa maladie de coeur à l’emporter. Pourquoi ne s’est-il pas servi de son arme ? Peut-être qu’il aimait mieux être rongé de l’intérieur. Nous sommes beaucoup à préférer ça. »
En Corse, elle se trouve une famille, Félix, Noël, Pierre, qui la traite de “sac à foutre“, mr Colombani...Elle dort dans une chambre où il y a un rocher, elle explore les environs, “des canyons ocres où les rochers ressemblent à des éléphants“, elle se baigne, elle mange des oursins.

Attention Spoiler...
D’un seul coup elle est vieille; 40 ans se sont écoulés. Bonne idée, se dit le lecteur qui se demandait chaque jour pourquoi il entrait dans cette histoire aux phrases un peu plates, un peu ternes. 

« Est-ce le moyen que j’ai trouvé pour tenir: oublier que 40 ans ont passé depuis que j’ai eu 40 ans ? »
Bon, le billet est terminé. J’ai mon quota de mots. Comme Sigolène Vinson eu son quota de pages. Je ne regrette pas d’avoir lu ce livre. Un peu de l’avoir acheté, 17 euros. J’aurais préféré l’emprunter à la bibliothèque. Peut-être qu’il va me rôder en mémoire, m’en rester un peu, une trace. Gros manque d’incarnation tout de même, juste une voix, faussement naïve, qui décrit ce qu’elle vit. 
Et puis ce prénom, Sigolène, c’est curieux. Je connaissais Ségolène. Pourquoi pas Ségoline ou Soligène. Et Vinson ? Pourquoi pas Pinson ? Ségoline Pinson, ça sonne mieux. Peut-être que c’est son vrai nom. 
Le pari aurait été d’écrire le truc le plus inintéressant possible, comme un exercice expérimental d’écriture, un livre test, un livre blanc : une femme en devenir-caillou. C’est tout de même un peu intéressant. Chez Charybde (où j'ai acheté le roman), ça donne "une fable touchante d'une beauté minérale"...

Bref, je ne sais pas quoi penser de ce livre. 

samedi 6 février 2016

Sylvain Tesson sur l'Axe du loup

SYLVAIN TESSON    L'AXE DU LOUP   (Pocket)
De la Sibérie à l'Inde, sur les pas des évadés du goulag. 

Sylvain Tesson, en 2003, se lance un défi surhumain : partir sur les traces de Slawomir Rawicz, un évadé de Sibérie qui a fait le trajet jusqu’en Inde et en a fait un livre culte du voyage: A marche forcée. Mais ce livre a été controversé, beaucoup d’autres voyageurs ont pointé ses erreurs et on a douté de la véracité du récit. Sylvain Tesson refait l’itinéraire pour se faire une opinion. 

Il a une belle plume efficace. On l’accompagne au jour le jour, il nous fait ressentir les ciels sans fin, le baiser des vasières, le danger des orages, la peur des ours dont il sent la présence et voit les empreintes. Avec lui nous conquérons la Sibérie à la rencontre du peuple russe oublié dans ces contrées lointaines et chez qui il cherche des témoins de l’époque de Rawicz, dans la constellation de misérables cabanes noyées dans l’infini des forêts. 

Le marcheur peut abattre 40 km sans avoir rien avalé. Il rencontre des sibériens aux tatouages de prison, des sibériennes “belles, maigres et racées comme des louves électriques “, se fait offrir une cellule dans un monastère...Un seul livre comme viatique: son anthologie poétique qu’il déclame, parlant de plus en plus à voix haute. On lui sert des thés si fort qu’à peine avalé le coeur s’emballe...Chaque soir de cette marche au long cours le cueille dans un état de totale hébétude...
Il ne fait pas que marcher, il enfourche aussi une bicyclette qui lui donnera mal aux genoux, arrêt obligatoire de quelques jours et obligation de se ménager, il fait bien ressentir la torture du sportif de haut niveau obligé de s’arrêter, du voyageur qui a peur de renoncer. 
« Fidèle à ce principe qu’il faut mépriser les alarmes de son corps en lui déléguant le soin de se réparer tout seul. »


Comme Rawicz, il expérimente de se trouver au sommet de l’échelle de la résistance physique et de la détermination morale. Autre chose qu’on rencontre chez d’autres marcheurs, ce besoin de respecter l’itinéraire à la lettre : s’il ne peut franchir une frontière, il revient en arrière, prend l’avion et recommence la marche presque au même endroit de l’autre coté...
En Mongolie, la steppe est faite pour les cavaliers, la bipédie n’est pas de mise. Il baptise son cheval Slawomir, un canasson hérétique qui raffole du cannabis sauvage et du coeur des chardons qu'il attendrit avec son sabot.  
Le marcheur exalte la solitude, un état qui lui est devenu nécessaire, sur ses cahiers en papier de riz. 

Désert de Gobi, où est la vérité, Rawicz la compare à un océan de dunes là où le marcheur français ne voit qu’un glacis semi-aride aux endroits où il a du forcément passer. La marche ici ressemble à un long couloir de journées identiques les unes aux autres, une seule tranche de vie insécable, à la recherche des puits, points vitaux indiqués sur la carte pour s’abreuver, lui et son cheval. 
Au Tibet, il marche en compagnie de moines facétieux, méprisant les contingences, 
« il brûle au fond de leur être la douce flamme de l’indifférence », avant de retrouver Priscilla Telmon, une âme inapprivoisable: 
« Elle surgit, belle, tannée par le chemin, révélée par l’effort, taillée comme un louve... »

Au final, il laissera le bénéfice du doute à Slawomir Rawicz, ne tranchant pas la question : oublis, reconstruction de la mémoire, Sylvain Tesson nous aura emporté et fait ressentir les huit mois de son périple le temps d’un livre de poche de 275 pages. Grand plaisir de lecture. 

Descendre aux enfers avec Vernon Subutex

VERNON SUBUTEX, Virginie Despentes. Éditeur : GRASSET (2015)


«Il restait chez lui. Il bénissait son époque. Il descendait de la musique, des séries, des films. Il avait petit à petit cessé d’écouter la radio. Depuis ses vingt ans, son premier réflexe du matin avait toujours été de l’allumer. Mais à présent, ça l’angoissait sans l’intéresser. Il avait perdu l’habitude d’écouter les infos. Pour la télé, ça s’était fait tout seul. Il avait trop à faire sur Internet. Il jetait encore un œil aux gros titres, sur Internet. Mais il était surtout sur des sites porno. Il ne voulait plus entendre parler de la crise, de l’islam, du dérèglement climatique, du gaz de schiste, des orangs-outangs malmenés ou des Roms qu’on ne veut plus laisser monter dans les bus.»

On nous présente Vernon Subutex, un ancien disquaire qui perd son RSA et son appartement. Son ami, une vedette en proie à ses démons,  Alex Bleach, vient de mourir. Vernon perd son seul soutien financier et se retrouve à la rue. 
Et soudain, ça démarre...Vernon doit se faire héberger, et c’est la valse des points de vue ou plutôt les combats de boxe de points de vue. On est sur un ring et les combattants jaillissent et cognent. Pugilat verbal, ce que je pense de mon existence (pourrie), ce que je pense de toi, comment tu as évolué, et moi mes déceptions, mes réussites, car j’ai vécu, moi monsieur. Des caractères nous sont décrits comme des monologues intérieurs et c’est une façon de surprendre le lecteur, telle personne qui se voit d’une façon est considérée par les autres d’une autre manière. Les ridicules de l’époque sont pointés, la mode, le sexe, le porno, l’alcool, la drogue, la destinée, les gens qui changent, les amis de longue date, le rock, la musique...Philippe Lançon: Despentes n’est jamais aussi bonne que lorsqu’elle décrit les ex-stars du porno, les transsexuels, les zonards, la vulgarité envieuse des gens de cinéma et de télé. 

C’est un roman composé de moments forts, pas de temps mort qui permettent de respirer, ça cogne en faisant de nos pensées au jour le jour un contenu littéraire. Je ne sais pas comment ça va vieillir mais on y prend un plaisir de lecture certain. Une fois qu’on s’est embarqué dedans, difficile de s’en défaire, on enchaîne les scènes dans le décor urbain, on sent Paris jusque sur son bitume, ses trottoirs, son odeur d’urine et ses crottes de chien.  Avec un regard acéré, Virginie Despentes dépeint des profils sociologiques aussi différents que le bobo ou le SDF. 


On retrouve son style percutant ( decouvert sur ce blog avec King kong Theorie), une méchanceté salvatrice, de la littérature considérée comme une manière de régler ses comptes avec l’existence, les règles sociales, les rôle qu’on est obligé de jouer. C’est comme si elle portait à incandescence tout ce qu’il y a de drôle chez Houellebecq. Roman étonnant  car c’est finalement assez rare d’oser cette valse des points de vue, ces confrontations directes, ces successions de morceaux de vie commentés en monologues intérieurs. Je note plein de phrases, j’ignore si c’est de la grande littérature, on s’en fout, j’ai pris un gros kif à lire cette histoire qui nous fait prendre du recul sur les vanités de l’existence et nos croyances. 
Et la bonne nouvelle, c'est qu'il y a un tome 2, vive le roman feuilleton. 

lundi 25 janvier 2016

Comment des hommes ordinaires deviennent fanatiques

Gérald Bronner, La Pensée extrême, PUF, 363 pages


Face à la violente sidération provoquée par les meurtres commis à Paris en 2015, on a ressenti le besoin d’accuser de folie les terroristes qui ont tué à l’arme de guerre des gens qui nous ressemblent.
Gérald Bronner, sociologue spécialiste des phénomènes de croyances, a écrit en 2009 ce livre qui traite de la pensée extrême, comment des gens en viennent à croire à des choses irrationnelles. Il ne traite pas seulement du terrorisme islamiste mais aussi des phénomènes sectaires, des coups de folie (Maxime Brunerie), des fans et des collectionneurs. 


Il y a une idée reçue qui veut que les terroristes en particulier ou  les personnes adhérant à des idées extrêmes sont fous ou différents de nous-même. C’est une explication qui satisfait  notre « raison paresseuse ». Si nous y croyons c’est aussi que nous prenons la situation à son point ultime, celui du non-retour, nous n’avons pas assisté aux prémices des croyances, au-moment où elle est encore friable et ne s’est pas renforcée avec le temps et la répétition. 
Gérald Bronner explique pourquoi nous nous satisfaisons d’idées toutes faites et il cite des exemples historiques où les chercheurs ont su aller au-delà de leur raison pour comprendre un problème. 

Exemple d’une idée fausse: celle qui lie l’extrêmisme sectaire et le faible niveau social et scolaire. Les auteurs des attentats du 11 septembre avaient des diplômes supérieurs. Ce n’est pas le niveau d’éducation qui nous protège des idées fausses ou des canulars, mais plutôt notre conception trop restreinte de la rationalité humaine. 

Le sociologue préfère comprendre comment Al Quaida a réussi à élaborer un système argumentatif puissamment construit et pourquoi sur le « marché cognitif » leur interprétation de l’Islam est vite apparue compétitive. 
Nous pouvons essayer de comprendre le processus qui s’est mis en place et qui est graduel, ce que l’auteur nomme incrémental. Un processus similaire a été bien étudié dans les dérives sectaires. 

« Entrer dans une secte, c’est comme gravir un escalier dont les premières marches sont toutes petites. »

L’isolement des convertis conduit à un oligopole cognitif qui aboutit à ce que les croyances minoritaires sont endossées de façon plus ferme et durable. 
Par exemple dans l’adhésion par transmission: dans le milieu familial, il y un monopole cognitif et il est difficile de s’émanciper intellectuellement d’une emprise. Et là, on pense bien sûr aux fratries tueuses: les frères Kouachi, les frères Abdeslam, Mohamed Merah qui a reçu le soutien d’un frère et d’une soeur....
Dans l’adhésion par frustration, il montre que les individus de la société actuelle subissent un taux de frustration supérieur à tous les autres systèmes sociaux. 

« La massification de l’enseignement supérieur et l’augmentation du taux de diplôme n’accroît pas mécaniquement la proportion de positions sociales prestigieuses. »
Et il cite le nombre important de gourous de secte qui ont tenté de percer d’abord dans le show biz,  « La frustration et le désir de reconnaissance forment un mélange étonnant ». Nos démocraties sont des sociétés de Tantale...
L’extrêmiste trouve un certain apaisement à endosser des idées extrêmes: il entre dans le temple de la pureté, il fait table rase de son passé. 


Ce livre explore et défriche le domaine mental de ceux qui vivent dans un monde simplifié, avec un but ultime, au point de sacrifier leur vie. Un livre à la lisière de la psychologie sociale et de la sociologie, on le range dans la cognition sociale. Penser l’impensable, expliquer ce qui nous paraît être le mal absolu, c’est prendre un risque dans un pays en état d’urgence...On peut espérer que ces systèmes de pensée soient étudiés par les directions du renseignement afin de prévenir l’endoctrinement...L’article qui m’a donné envie de lire ce livre: http://www.telos-eu.com/fr/comprendre-la-sideration.html

mardi 5 janvier 2016

Grossir le ciel, de Franck Bouysse

Franck Bouysse   Grossir le ciel  Éditeur : Manufacture de livres (2014) 


Gus est un paysan des Cévennes qu’on jurerait avoir rencontré dans les documentaires de Raymond Depardon. Un homme oublié dans la diagonale du vide, sur une terre aride et dure, qui s’est forgé à l’image de cette nature et d’une enfance tourmentée. 

Gus est le dernier descendant d’une lignée qui va disparaître. Bourru, peu sociable, il n’a qu’un seul ami, si on peut parler ainsi, le vieil Abel qui possède la ferme la plus proche de la sienne. 

Le point de vue du roman est centré sur ce personnage que nous accompagnons dans son quotidien. Et c’est ce qui fait la force de cette histoire: ce pouvoir de nous intéresser aux menus gestes du quotidien d’un cul-terreux. Le matin, il va libérer ses veaux pour qu’ils tètent aux pis de leur mère, lui-même va tirer du lait au pis de la vache pour le faire chauffer sur la cuisinière. 
La mémé disait toujours qu’un café bouillu, c’était un café foutu, le genre de leçon qui ne s’oublie pas. 
Qui va réparer une clôture, bucheronner des chataigniers. 
Gus avait toujours aimé faire du bois de chauffage. Tronçonner, débiter, fendre, empiler. Il s’agissait de la seule activité qu’il eût jamais partagée avec son père, vraiment partagée, même s’ils ne se parlaient pas en travaillant...

Le romancier fait plus que nous intéresser: il introduit du mystère, un suspens dans cette vie de paysan tout ce qu’il y a de banal. Tout se passait normalement dans la vie de Gus, homme qui s’est toujours satisfait de ce qu’il possédait. Mais le monde extérieur vient s’immiscer, d’abord par la télévision, on est en hiver 2007 et la mort de l’Abbé Pierre émeut le vieux paysan dans sa ferme isolée du lieu-dit Les Doges. Et puis il y a ces coups de feu dans la nuit, il y a ce sang chez son voisin Abel qui devient étrangement menaçant. Des prédicateurs se mettent à rôder et à poser des questions...

Le style de Franck Bouysse, parsemé par touches discrètes d’un vocabulaire recherché, donne une impression de simplicité qui s’accorde avec l’univers rustique qu’il dépeint. C’est le parfait mélange entre les descriptions de paysage qui rendent la majesté des lieux « belle lumière chapeautant la rangée de chêne », gestes et sons du quotidien « bruit des sabots écassonnant la terre », tout en dévoilant peu à peu les secrets du passé et les fêlures de ses personnages. 


Une très belle réussite. 

samedi 2 janvier 2016

Un poète russe à Venise

Acqua alta    Joseph Brodsky   (Arcades Gallimard)
traduit de l’anglais par Benoît Coeuré et Véronique Schiltz

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Une nuit de décembre, un voyageur coiffé d’un borsalino et vêtu d’un trench coat arrive en train à Venise. Avant même de voir la dentelle verticale des façades, les coupoles recouvertes de zinc et le profil penché des campaniles, l’odeur des algues glacées l’emplit de bonheur. 

Au moment de l’écriture de ce long poème en prose, il est venu dix-sept fois, il a observé dix-sept hivers le visage de cette ville. Car l’oeil est le sens roi dans une cité qui lance un défi à la beauté. 
L’oeil acquiert dans cette ville une autonomie comparable à celle d’une larme. 
Ici, les nuits sont pauvres en cauchemars mais elles peuvent être froides, très froides même dans les appartements de circonstance aux plafonds élevés que le poète déniche pour ses pèlerinages annuels. Tout autour la ville toute entière est comme un orchestre gigantesque. 
Quand au titre du livre, l’acqua alta, le poète russe la définit par cette phrase: 

Les soirs d’hiver, la mer, gonflée par un vent d’est contraire remplit à ras bord les canaux et parfois les fait déborder. (...) Les rues se vident; boutiques, bars, restaurants et trattorias baissent leur rideau. Seules les enseignes restent allumées, s’autorisant enfin un peu de narcissisme tandis que le pavé fait un instant, superficiellement, concurrence aux canaux. 

Voilà un beau texte, très littéraire, où le poète russe cherche à comprendre sa fascination pour la cité des Doges, il mêle souvenirs personnels (visite d’un palazzo et son enfilade de pièces vides, ses tentures, ses miroirs et la poussière) et impressions fugaces, descriptions saisissantes 
Le brouillard local, la fameuse nebbia gommant tout ce qui a une forme: édifices, gens colonnades, ponts et statues... le tunnel que s’est foré dans le brouillard votre propre corps...

sans rien cacher des difficultés de la vie pratique, les difficultés à venir et à vivre ici, d’y trouver un logement, et son coeur malade qui fait peser sur sa vie comme une menace. Ce livre, écrit en anglais, fut publié en 1992, quatre ans avant la mort de Joseph Brodsky.